vendredi 8 juillet 2011

Yémen: La révolution inachevée

Lancée par la jeunesse urbaine comme un mouvement pacifique, la contestation au Yémen est aujourd’hui récupérée par des forces politiques traditionnelles et armées. Face à ce soulèvement, le régime du président Saleh garde de véritables atouts et une capacité manœuvrière, d’autant que les partenaires internationaux du pays jouent un jeu ambigu.


Dans un contexte régional marqué par les révolutions tunisienne et égyptienne, le Yémen connait depuis fin janvier 2011 un soulèvement populaire inédit. La diversité sociologique de celles et ceux qui, depuis maintenant plus de trois mois, réclament dans la rue le départ du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis juillet 1978, a surpris diplomates, journalistes et chercheurs. Plus encore, la persistance du caractère exclusivement pacifique de la mobilisation, y compris face à la répression, et l’émergence de répertoires d’action originaux (sit-in, poésie, théâtre, rôle des militantes, etc.) continuent à susciter l’enthousiasme et l’étonnement.

A la jeunesse urbaine souvent indépendante des partis politiques qui a initié la révolte s’est progressivement joint l’opposition partisane, tout particulièrement les socialistes et les Frères musulmans rassemblés depuis le milieu des années 2000 dans le Forum commun (al-Liqa al-mushtarak). Au départ pourtant, cette frange institutionnelle de l’opposition s’était montré quelque peu réticente et avait semblé se satisfaire des réformes politiques promises par le président immédiatement après les premières manifestations. Au fil des mois de mars et d’avril, l’adoption du slogan, radical mais pacifique, «dégage (irhal)» par tous, y compris par certaines tribus des hauts plateaux du nord, par les partisans de la rébellion dite «houthiste» se revendiquant de l’identité zaydite chiite et par les sécessionnistes de l’ex-Yémen du Sud (unique république socialiste du monde arabe jusqu’à son unification avec le Nord en mai 1990), laissait entrevoir la possibilité de convergences entre des mouvements qui s’ignoraient largement, voire se combattaient.

Suite au massacre de 52 manifestants à Sanaa le 18 mars, le pouvoir se trouvait fragilisé par d’importantes défections, notamment au sein de l’armée. Un proche du président, le général Ali Muhsin, responsable des basses œuvres du régime et honnis par les manifestants rejoignait même leurs rangs et promettait de les protéger. Les défections comme l’alignement des différentes oppositions (possédant par ailleurs une réelle «puissance de feu» et de l’armement) sur les demandes de la jeunesse révolutionnaire (shabab al-thawra) témoignent toutefois d’une reprise en main potentiellement inquiétante. En effet, cette jeunesse qui a initié le mouvement se voit aujourd’hui supplantée et rétrogradée au second plan. La création d’un équilibre de la puissance entre régime et opposants, et la militarisation effective de la contestation mettent en effet en péril le caractère pacifique de cette dernière. Un tel processus laisse par ailleurs craindre une captation et un encadrement de la révolution par les forces politiques traditionnelles (partis, rébellions, tribus et bureaucraties), permettant à ces dernières de préserver certains avantages clientélistes acquis ou les ressources que leur opposition leur a permis d’engranger, parfois au niveau local.

Tout enthousiasmant et légitime qu’est le mouvement engagé par la jeunesse, il ne peut faire oublier les ressources du régime, même affaibli. Sur le plan armé d’abord, en dépit des défections de militaires et de chefs de tribus, les partisans d’Ali Abdallah Saleh conservent la main sur de nombreux organes de sécurité. Ensuite, les partenaires internationaux et régionaux du Yémen, Etats-Unis et Arabie Saoudite en tête, continuent à jouer un rôle ambigu. L’obsession sécuritaire qu’ils partagent et la coopération anti-terroriste engagée avec le régime d’Ali Abdallah Saleh contre al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) amènent de nombreux acteurs à faire le pari de la continuité. Si le départ de Saleh semble maintenant souhaité par les acteurs internationaux, la révolution pourrait ne se faire qu’à minima, au risque alors de provoquer la frustration des manifestants et de maintenir un système politique générateur de conflits et incapable de répondre aux défis socio-économiques qui se posent. Pour ce qui concerne la «menace al-Qaida», il semble même que le maintien du régime, avec ou sans Saleh, soit potentiellement vecteur de davantage de violence qu’une réforme politique, certes vraisemblablement désordonnée mais néanmoins profonde, qui serait à même de saper la légitimité du discours jihadiste.

Une médiation quelque peu chaotique des pays du Golfe a donné lieu mi-avril à une proposition de règlement de la crise politique: un calendrier impose le départ du président, garantit son immunité ainsi que celle de ses proches et prévoie des élections générales à brève échéance. Bien qu’irréaliste car négligeant la phase de transition (réduite à deux mois pour organiser des élections qui depuis quatre ans sont sans cesse repoussées) et manquant de garantie (notamment pour l’observation du processus électoral), un tel calendrier a reçu le soutien du Forum commun mais a été rejeté par une frange importante des manifestants qui réclament le départ immédiat de Saleh. Le 24 avril, le président faisait mine d’accepter l’initiative portée par les pays du Golfe, puis s’en détournait implicitement dans ses discours laissant entendre qu’il ne serait défait que dans les urnes. En continuant à souffler le chaud et le froid, Ali Abdallah Saleh est parvenu à diviser de nouveau ses opposants et à maintenir l’incertitude sur son sort ainsi que sur celui du pays tout entier.

Au-delà même de la dimension répressive, la reprise en main du mouvement par les acteurs traditionnels, témoigne d’une certaine inertie des systèmes politiques autoritaires qui tentent de se recycler ou de capter la contestation, avant et même après la chute du dictateur. Face à ces nombreux détours et soubresauts, le cas yéménite illustre combien la temporalité révolutionnaire, nécessairement longue, se distingue de la temporalité médiatique. Cette révolution yéménite encore inachevée laisse par là entrevoir la diversité des fortunes à venir des révolutions arabes de l’année 2011 et ne peut qu’inviter à la patience.

Laurent Bonnefoy
30.06.11
Source: cetri

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