dimanche 5 juin 2011

Migrations

«Plutôt être mangé par les poissons que par les vers» (proverbe algérien)
 
De Kaboul à Istanbul, d’Alger ou de Tunis à Lampedusa, par terre et mer: ces migrations, que des hommes politiques et de grands médias européens qualifient hâtivement d’«illégales»… Pourtant elles n’ont rien d’illégales. Tout au plus, elles peuvent être irrégulières, car «toute personne a le droit de circuler librement» (Déclaration universelle des Droits de l’Homme)
  

Reportage à la frontière entre la Grèce et la Turquie
Ce jour-là, une colonne d’hommes affronte le flot des voitures. Certains portent un petit sac sur lequel est inscrite la marque «escape» («s’échapper» en anglais). Une coïncidence qui peut prêter à sourire tant leur fuite paraît longue et presque impossible. Ils sont dix, tous originaires d’Afghanistan et libérés ce matin de Fylakio, un des centres de rétention grec où les conditions de vie sont les plus dures. Leur objectif, rejoindre Athènes, puis l’Italie et la France. Pour le moment, ils marchent en direction d’Alexandropouli, toujours le long de la frontière, mais bien plus au Sud, à plus de 100 kilomètres de là. Qu’importe, ils marcheront. De jour comme de nuit. Ils marchent. Depuis leur libération, ils n’ont rien mangé et ne portent que de légers tee-shirts. Pas assez pour tenir par ces températures proches de 5°.

Ils ont entre 17 et 25 ans. La plupart avaient un emploi dans leur village, une boutique, ou finissaient leurs études. Mais la guerre les a poussés sur les routes. A 24 ans, Sardar Khan est un des plus âgés. Il a quitté sa petite épicerie près de Kaboul en avril dernier. «Je vendais de tout, des chaussures aux légumes. Mais cela n’était pas suffisant pour nourrir toute ma famille. Je ne me suis pas marié pour ne pas empirer notre cas. Je n’arrive déjà pas à m’en sortir. Alors j’ai fait comme beaucoup d’autres hommes du village. J’ai contacté un homme qui organise tous les voyages. J’ai payé, cher. Plus de 6 000 dollars. Et j’ai suivi ses indications.»

De Kaboul, le jeune homme prend la route de Quetta au Pakistan. Bientôt rejoint par d’autres Afghans, compagnons d’infortune, il traverse la frontière iranienne et marche jusqu’à Yazd, tout au sud du pays. Le petit groupe se cache dans des camions la nuit et parvient à remonter tout l’Iran et à rejoindre Tabriz, à la frontière kurde avec la Turquie. «Il faisait si froid. Les montagnes étaient difficiles à gravir, nous étions déjà épuisés du périple accompli depuis trois semaines. J’ai l’habitude de la montagne chez moi. Mais là, c’était autre chose. On était en terrain inconnu.»

A ses côtés, Baris paraît si fragile. Le garçon vient à peine de fêter ses 17 ans, il a grandit dans un petit village près d’Hérat. Tout le long du chemin, il ne cesse d’enchainer les pirouettes et de faire le pitre. Comme si ces quelques instants d’insouciance pouvaient alléger l’épuisement de ses amis. Mais quand on aborde le sujet du passage en Turquie, il se raidit. «On est tombé dans une embuscade. Ils nous ont tout pris. On leur a pourtant expliqué qui on était et ce qu’on faisait là. On est que des migrants. On est comme vous, on a rien, laissez nous passer. Mais non, ils nous ont dépouillés de tout ce qu’on avait. Notre argent, mais aussi, nos vêtements et tous les souvenirs personnels».

Ainsi dépourvus de tout, ils ont atteint Istanbul, la capitale turque, et leur passeur local. Celui-ci les a accompagnés jusqu’à la frontière grecque. Jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés par les policiers de Frontex.

La « barrière » Frontex…
Frontex, c’est l’agence de l’Union européenne responsable du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures de l’Europe. Depuis 2007, l’agence s’est considérablement modernisée et ce, notamment sur le territoire grec, considéré comme le principal point d’entrée des clandestins dans l’Union. Chaque nuit, des patrouilles de gendarmes sillonnent les routes le long de la frontière. Et les interpellations sont parfois très violentes. Mi-mai, des gardes-frontières allemands ont ainsi tiré sur des migrants alors qu’ils tentaient de franchir la rivière Evros, celle qui délimite la séparation entre les deux pays.

Sur la route, le groupe d’Afghans rencontre un véhicule de surveillance de Frontex. D’un coup, la tension monte d’un cran. Pourtant tous sont en règle. En entrant en Grèce, ils se sont plus ou moins volontairement présentés au poste de police. Là, les agents Frontex ont pris leurs empreintes et déterminé leur pays d’origine. «On n’a pas pris notre passeport en partant de chez nous. On ne veut pas rentrer… On n’a plus de papier, on a plus rien, on fera de nouveaux papiers en Europe», explique Azad.

A 20 ans, le jeune homme a perdu tout espoir de vivre en Afghanistan. «Je suis sergent dans l’armée afghane, je collaborais avec les forces de l’Otan. Cela fait deux ans que je me suis engagé. J’ai gravi les échelons petit à petit. Mais un jour, j’ai commencé à recevoir des menaces de mort envoyées par les talibans. On en a arrêté beaucoup et j’ai participé à ces opérations. Alors forcément, ça ne leur plait pas. Ils ont écrit qu’ils me tueraient si je ne partais pas, ou pire qu’ils m’emmèneraient dans leurs camps de formation pour «me remettre dans le bon chemin». J’ai préféré m’enfuir. Et abandonner tout ce que j’avais».

Tous les clandestins arrêtés sur le territoire grec sont emmenés dans un des nombreux centres de rétention qui commencent à fleurir. Le plus proche de la frontière, celui d’Orestiada, semble ne jamais désemplir. Sauf au moment de la visite de la députée européenne, Hélène Flautre. «Hier encore on était près de 300. Au lieu de 80. Moi je dormais dans les toilettes, on ne pouvait pas poser un pied au sol tellement c’était jonché de corps. Et puis bizarrement, hier, ils en ont déplacé plusieurs. Beaucoup ont été libérés aussi. C’était pour vous je pense…» C’est ce que Nasser explique à la députée Vert quand elle parvient à pénétrer dans cette «prison».

Arrivé d’Algérie, le jeune homme tente sa chance vers la France et ensuite la Belgique pour la deuxième fois. «En 2007, je suis passé par l’Italie, Lampedusa… Mais là, il y avait trop de monde. J’ai changé de chemin. J’ai pris un billet d’avion pour Istanbul et là j’ai trouvé un passeur pour m’aider à traverser la frontière. La première fois, je me suis fait expulser mais aujourd’hui, dès que j’arrive jusqu’à Bruxelles, je me marie et comme ça j’aurai des papiers».

Autour de lui, des murs gris, sales. Nasser est là depuis plus d’un mois et ne sait pas jusqu’à quand. En Grèce, les postes de police à la frontière sont souvent devenus des centres de rétention. Les migrants peuvent y être enfermés jusqu’à 6 mois, dans des cellules de 20m², surchargées et rarement nettoyées. «On est traités comme des bêtes, même pire que des chiens. On se bat pour manger, on dort au milieu de la saleté, à même le sol. Quand on arrive à dormir… On ne sort jamais à l’extérieur, certains deviennent presque fous», confie Akram, chrétien d’origine irakienne. Lui est là depuis presque deux mois. Sans grand espoir que la tragédie qu’endurent les chrétiens à Bagdad ne soit reconnue comme une raison de fuir son pays. La durée de détention varie selon la nationalité: pour ceux dont le gouvernement n’a pas signé d’accords d’expulsions avec la Grèce, comme l’Afghanistan notamment, ils ne reste que quelques jours. Certains ne sont même pas encore majeurs. Et parfois même des femmes sont enfermées au milieu de centaines d’hommes et doivent cohabiter, sans possibilité d’intimité.

Ces dernières années, le passage par la Turquie s’est simplifié. Plus aucun pays ou presque n’a besoin d’un visa pour y entrer. Et on vient parfois de très loin pour profiter de cette «porte entrouverte vers l’Europe». Santino s’accroche désespérément aux barreaux de la porte. Originaire de République Dominicaine, il n’arrive toujours pas à comprendre ce qu’il fait là. «Normalement, j’aurai dû passer par l’Espagne, mais le mur de Ceuta et Mellila est devenu presque insurmontable. Alors je suis venu jusqu’à Istanbul. Et je me retrouve dans une prison, enfermé depuis plus de trois mois. Personne ne parle espagnol ici, je ne comprends rien à ce que les gardiens me disent et même mes camarades. Je suis totalement isolé».

L’explosion du nombre de passages clandestins a crispé la situation des deux côtés de la frontière. Des mouvements xénophobes européens de plus en plus puissants dramatisent la situation et tentent d’en profiter pour fermer les frontières tous azimuts. A Orestiada, petite ville grecque, voisine de la Turquie, les habitants se crispent. Et diabolisent les migrants, responsables de tous les maux. «C’est pour tenter de comprendre et de relativiser ce qui se passe qu’on a commencé à se réunir. S’informer nous-mêmes sur qui sont ces migrants, ce que fait l’Etat et ce que nous, citoyens européens nous devons faire», explique Panos. Depuis janvier dernier, le jeune homme a crée un réseau d’entraide aux migrants. «Forcément, les relations avec les policiers se sont durcies. Ils ne s’attendaient pas à ce que la population se mêle de leur petit manège. Mais nous on ne pouvait pas continuer à laisser ces gens se faire traiter comme des sous-hommes sans réagir. Bon alors, c’est le début, on est surtout en phase d’apprentissage, comprendre qui sont les migrants et quelle est la politique menée par le gouvernement grec. Ou plutôt l’absence de politique! Leur dernière idée, un mur de séparation entre la Grèce et la Turquie, le long des 12 kilomètres, là où la rivière Evros ne fait pas la démarcation.

On détruit le mur de Berlin et on en reconstruit un autre? C’est comme ça qu’on voit l’Europe et le monde de demain. Nous d’un côté et les autres de l’autre côté des barbelés. J’ai quoi de plus qu’eux? Je suis juste né du bon côté», s’indigne-t-il.

Pour l’instant, la Grèce semble avoir abandonné l’idée de ce nouveau mur. Mais pour combien de temps?

Edith Bouvier
03.06.11
Source: mediapart 

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