mercredi 1 juin 2011

Affaire Lagarde: indignez-vous!

Tous ceux qui ont suivi de près l'affaire Tapie, qui s'est transformée en une affaire Lagarde, ont pu en faire avec étonnement le constat : c'est un bien étrange traitement que beaucoup de grands médias y ont réservé ces derniers jours. Peu de grands titres, juste quelques allusions, en marge de la candidature de Christine Lagarde à la direction générale du FMI. Comme si, en vérité d'affaire il n'y avait pas. Comme si Mediapart, dans un souci racoleur de sensationnalisme affabulait en parlant de scandale d'Etat.

On m'objectera que je ne suis peut-être pas le mieux placé pour en parler. Car cette affaire Tapie, je l'ai suivie pas à pas pour Mediapart depuis qu'elle a éclatée en juillet 2008. Et j'y ai même consacré un livre (Sous le Tapie, Stock, 2008). Je veux donc bien que l'on me fasse grief d'être trop pris par mon sujet. Et de juger le travail de certains de mes confrères à l'aune de mes propres investigations. Soit!.. Je veux bien entendre ces critiques. A chacun ses idées fixes sinon même ses obsessions...

Mais tout de même!.. Qu'il me soit permis de dire ici comment j'ai vécu ces derniers jours les derniers rebondissements de cette affaire Tapie/Lagarde. Qu'il me soit permis de dire les étonnements que j'ai ressentis, en voyant le si peu d'importance que beaucoup de médias ont accordé au sujet. Et que l'on me dise si mon étonnement est ou non justifié.

Je dois d'abord faire ici un premier aveu: quand j'ai mis la main en fin de semaine dernière sur le rapport secret de la Cour des comptes qui traite de cette affaire (Affaire Tapie: le rapport secret qui accable Christine Lagarde) - grâce à un citoyen qui a une haute conscience de l'éthique publique et auquel je veux dire ici ma gratitude - j'ai ressenti, je le confesse un grand soulagement et un immense plaisir.

Voilà en effet bientôt trois ans que je chronique cette affaire Tapie. Et depuis de longs mois, accumulant preuves après preuves, je me suis forgé la conviction qu'il s'agit, avec l'affaire Karachi, de l'un des plus grands scandales d'Etat que l'on ait connu en France depuis des longues années. Méticuleusement, j'ai donc détaillé, mois après mois, comment Christine Lagarde, sur instruction de l'Elysée, avait donné des ordres écrits pour que la justice ordinaire, celle de la République, soit suspendue; pour qu'une justice privée soit saisie; pour qu'aucun recours ne soit introduit contre la sentence qui a fait la fortune de Bernard Tapie. Bref, j'ai écrit sur le sujet largement plus d'une centaine d'articles, analyses, parti pris - les archives de Mediapart en font foi (toutes les enquêtes sont là: http://www.mediapart.fr/journal/mot-cle/tapie).

Mais progressivement, j'ai eu le sentiment que le couvercle était en train d'être remis sur l'affaire. D'abord, Bernard Tapie a perçu son magot auquel il n'aurait jamais pu prétendre sans l'aide de Nicolas Sarkozy et de Christine Lagarde. Puis, les différents recours devant la justice administrative ont fini par s'enliser. Et je me suis retrouvé bien seul - avec Marianne ou le Canard Enchaîné - à m'intéresser encore à l'affaire.

C'est dire si j'ai été satisfait quand j'ai mis la main sur ce rapport de la Cour des comptes. D'abord, parce que j'y ai trouvé la confirmation - qu'il me soit immodestement permis de le dire - de la pertinence de mes investigations sur d'innombrables volets de l'affaire: sur l'illégalité probable de la procédure d'arbitrage; sur la suspicion légitime qui pèse sur au moins l'un des trois arbitres; et sur bien d'autres détails de l'affaire... Mais surtout, parce que j'ai sur le champ compris que ce document marquait un tournant dans l'affaire. On peut sans peine comprendre pourquoi: mes propres écrits ont pour seule fonction d'informer mes lecteurs; ceux des magistrats financiers de la Cour des comptes, eux, ont un tout autre poids, parce qu'ils peuvent nourrir des procédures judiciaires, contre des hauts fonctionnaires traduits devant la Cour de discipline budgétaire ou contre la ministre des finances qui pourrait faire l'objet d'une enquête de la Cour de justice de la République.

Quand samedi midi, nous avons mis en ligne la version intégrale de ce rapport de la Cour des comptes, j'ai donc eu tout de suite l'intuition que le scandale Tapie allait rebondir au moment précis où tout le monde pensait qu'il s'était définitivement enlisé. Et j'ai pensé que la presse allait donner à ce rapport un très large écho.

Sur le premier point, j'avais vu juste. Tout s'accélère, effectivement. Et l'affaire Tapie s'est transmutée en une affaire Lagarde que l'Elysée aura maintenant les plus grandes difficultés à contenir. Révélée par mon confrère de Mediapart Michel Deléan (lire Christine Lagarde fait échec à la loi, dénonce Nadal), la note transmise par le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, à la Cour de justice de la République, pour l'inviter à décider s'il y a matière à ouvrir une enquête pour abus d'autorité contre la ministre, en atteste.

Ce sont des mots en effet d'une exceptionnelle gravité que formule le plus haut magistrat de France. Il accuse ni plus ni moins un ministre de la République d'avoir «pris des mesures destinées à faire échec à la loi». C'est même encore plus cinglant que cela! «Madame la ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a constamment exercé ses pouvoirs ministériels pour aboutir à la solution favorable à Bernard Tapie», écrit encore le magistrat.

Qui pourra prétendre, après, que Mediapart avait usé d'exagération en parlant, dès juillet 2008, quelques jours après la sentence, de scandale d'Etat? La note de Jean-Louis Nadal, le magistrat qui est au sommet de la hiérarchie judiciaire, confirme en creux l'honnêteté et la rigueur de nos informations.

Mais si l'affaire est donc à un tournant, parce la justice est maintenant entrée en branle, c'est peu de dire que beaucoup de médias ne voient pas - ou ne veulent pas voir, c'est selon... - ce qu'ils ont pourtant désormais sous les yeux: ce scandale d'Etat qui a été à deux doigts d'être étouffé.

C'est donc l'étonnement que j'ai ressenti après la mise en ligne, samedi, de ce rapport de la Cour des comptes. D'ordinaire, la presse fait ses choux gras des rapports des magistrats financiers et scrute avec délectation le moindre centime d'euro mal utilisé par l'Etat ou les collectivités locales. Histoire le plus souvent, dans un registre libéral bien connu, de faire le procès de l'Etat et de chanter les louanges du privé... Je me suis donc dit que, puisqu'il en allait non pas de quelques fifrelins mais de 403 millions d'euros, ce rapport-là ferait encore plus de bruit que les autres. D'autant qu'il pointe des fautes gravissimes commises par la ministre ou certains hauts fonctionnaires sous son autorité.

Et pourtant, non! Rien dans la presse du dimanche. Rien, en tout cas, pour ce que j'ai pu remarquer - mes excuses aux confrères dont je n'aurais pas relevé les écrits. Rien non plus, ou presque dans la presse du lundi. Il y a bien eu ici ou là quelques journaux qui ont signalé l'existence de ce rapport de la Cour des comptes, mais je n'ai relevé aucun article donnant de larges extraits du document. Pas non plus de dépêches d'agence...

Comment ne pas relever le contraste? En de nombreux pays étrangers, l'information a très vite circulé. Dès la journée de dimanche, le Financial Times a ainsi révélé sur son site Internet l'existence de ce rapport («Fresh questions also arose on Sunday over Ms Lagarde's handling of one of France's longest-running business scandals, after a critical Court of Auditors report was leaked by the Mediapart website»). Les mêmes informations étaient reprises lundi matin en «une» du même journal, dans sa version papier.

Mais en France, ce lundi matin, donc pas un mot, ou presque! Ou plutôt si. Il s'est trouvé des médias pour oser prétendre que le dossier Tapie était vide. La palme de la mauvaise foi revient à Dominique Seux, qui dans deux éditoriaux identiques dans Les Echos et à France Inter - bravo le service public! - s'échine à déformer les faits et, ne mentionnant aucun des graves griefs de la Cour des comptes ni même son existence, en vient à prétendre que le dossier est vide: «Il y a un petit risque [pour Christine Lagarde] plus sur les délais que sur le fond». Ce qui lui permet de déboucher sur cette sidérante conclusion: «Soit on plonge du côté de la théorie du complot, soit il faut des preuves».

Devant une aussi évidente mauvaise foi, on en reste sans voix. Les «preuves», le chroniqueur les a sous les yeux, ce sont celles que fournit la Cour des comptes, mais comme il fait mine de ne pas les voir, il en demande encore d'autres. CQFD! Vous voyez bien que Christine Lagarde n'a rien fait et que c'est une formidable ministre des finances...

Mais pourquoi le chroniqueur ultra libéral des Echos se serait-il privé de faire ainsi campagne pour Christine Lagarde en désinformant les auditeurs du service public? Le plus consternant de l'histoire, c'est que la veille, sur France 2, la socialiste Martine Aubry avait elle même donné le ton (lire FMI: le stupéfiant soutien de Martine Aubry) en déclarant que l'arrivée de la ministre UMP de l'économie, Christine Lagarde, à la tête du Fonds monétaire international «serait une très bonne chose pour notre pays et pour l'Europe». « Si l'Europe peut avoir ce poste et si une Française peut l'obtenir, je crois que cela serait une très bonne chose pour notre pays et pour l'Europe (...) Mme Lagarde, au-delà des divergences que l'on peut avoir - je pense à la politique économique, à ce qui est fait en matière salariale et le pouvoir d'achat - est une femme respectable», avait-elle ajouté.

Mercredi matin, à l'occasion de la conférence de presse que Christine Lagarde a donnée au ministère des finances pour annoncer sa candidature au FMI, je dois dire que j'ai éprouvé une stupéfaction presque similaire. Car je pensais que l'on serait nombreux à poser des questions à la ministre sur les graves irrégularités que pointe la Cour des comptes!

Erreur, cela ne s'est pas passé comme cela. Il y avait, certes, la foule des grands jours  radios, télévisions, journalistes français et étrangers... Mais rien n'est venu perturber l'efficace mise en scène décidée par Christine Lagarde pour promouvoir sa communication. De mon côté, comme je l'ai déjà raconté, j'ai interpellé la ministre sur plusieurs irrégularités. Mais elle a éludé les questions (vidéo ci-après: http://dai.ly/iEJkgY).

Je m'attendais donc que dans la foule des journalistes présents, des confrères la relancent, lui fassent observer qu'elle n'avait pas répondu à mes questions, lui en soumettent d'autres. Eh bien non! Il n'a ensuite plus été question de l'affaire Tapie. Tout juste un confrère de l'AFP lui a-t-il demandé si elle maintiendrait sa candidature au FMI même si la Cour de justice de la République ouvrait une enquête sur elle. Ce qu'elle a confirmé.

Mais ensuite, plus une seule question sur l'affaire Tapie! Plus une seule interpellation sur les «mesures» prises par elle «destinées à faire échec à la loi». Plus une seule interpellation sur la très lourde responsabilité que prendrait la France, après le séisme DSK à envoyer à Washington un ministre aussi gravement mis en cause. Non, rien!... La conférence de presse s'est poursuivie comme si de rien n'était.

J'ai juste senti que beaucoup de confrères journalistes étrangers regardaient ce curieux ballet d'un drôle d'œil. Et nombreux sont venus, à la fin des palabres mondaines, me demander des précisions sur le dossier.

De cette conférence de presse bien tenue, Christine Lagarde est donc sortie visiblement souriante et ravie. Une belle opération de communication, troublée en rien - ou si peu - par des journalistes trop curieux. Une bien belle journée pour elle, d'autant que d'autres compliments lui ont été servis dans la foulée par d'autres médias.

Tristesse! Même Hervé Gattegno, avec lequel j'ai longtemps partagé une même exigence professionnelle, un même souci de rigueur et d'exactitude dans l'investigation, loin de toute flagornerie, s'est même mis de la partie pour chanter sur RMC les louanges de la ministre, dans une chronique reprise ensuite sur Le Point - «en fait, elle a trop de qualités pour qu'on la laisse quitter la France» et pour la disculper - «sur le fond, je continue de penser qu'on lui fait un très mauvais procès. Et que les griefs avancés contre elle ne tiennent pas».

La justice ordinaire n'a-t-elle donc pas été suspendue sur instruction écrite de la ministre? N'a-elle pas menti publiquement le 28 juillet 2008 quand elle a dit que les avocats consultés par ses services déconseillaient d'introduire un recours contre la sentence favorable à Tapie? Un motif de récusation n'a-t-il pas été découvert contre l'un des arbitres, qui avait été en relation dans le passé avec l'avocat de Bernard Tapie, motif de récusation que Bercy n'a pas fait jouer? Le compromis d'arbitrage n'a-t-il pas été signé sous une forme très différente de celle qui a été voté par les administrateurs publics, ce qui pourrait relever d'un faux en écriture? En bref, comme le dit le Procureur général, la ministre n'a-t-elle pas fait «obstacle à la loi»? Passez muscade... Christine Lagarde s'est trouvée de nombreux relais dans la presse pour prétendre que tout cela était pure faribole.

Ai-je tort de dire tout cela? Tant pis! Je le dis comme je le pense, avec une franchise dont on me fera peut-être grief. Ayant découvert cette semaine les graves mises en cause de la Cour des comptes et les lourdes observations du Procureur général, il me vient à l'esprit, voyant ce que beaucoup de medias en ont retenu, et mêmes certains dignitaires socialistes, que Stéphane Hessel prêche malheureusement parfois dans le désert: «Indignez-vous!».

Laurent Mauduit  
27.05.11
Source: mediapart 

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