mardi 31 mai 2011

Printemps arabe, été européen?

Quand les jeunes du monde entier font la révolution
Jeunes "indignados" espagnols place Puerta del Sol à Madrid, jeunes grecs place Syntagma à Athènes et même quelques milliers de Français place de la Bastille à Paris: ce dimanche, la jeunesse européenne suivait l'exemple du Printemps arabe pour manifester son désarroi. Une révolution globale est-elle en marche? Entretien.


- Atlantico: Comment analysez-vous les révoltes que connaissent actuellement l’Espagne et la Grêce après le "printemps arabe"?
- Alain Bertho: C’est un symptôme supplémentaire du fait que nous vivons depuis quelques années une période un peu particulière caractérisée par le face à face d’une jeunesse mondiale qui exige un avenir et des États nationaux pris dans les contraintes de la mondialisation et donc de moins en moins en mesure de leur proposer cet avenir.

Ce qui arrive n’était certes pas prévisible, mais ce n’est pas surprenant. Depuis un certain nombre d’années des jeunes de tous pays se mobilisent de façon spontanée, souvent dans des affrontements violents avec les autorités. Nous avons à faire à une vague de fond avec, depuis janvier 2011, deux faits nouveaux majeurs:
> ces mobilisations ont agrégé pour la première fois d’autres couches et d’autres générations, ce qui a fini au moins dans deux cas – la Tunisie et l’Egypte – par ébranler l’Etat et engager un processus de fortes transformations;
> ce mouvement traverse les frontières et pour la première fois, les jeunes agissent VOLONTAIREMENT de la même façon d’un pays à un autre. Ils ont des références communes: je pense notamment au terme «indignés» qui est partagé à la fois en Espagne, en Grèce et en France (souvenons-nous du titre «Indignez-vous!» de Stéphane Hessel).

La nouveauté de ces mobilisations c’est qu’elles ne veulent pas «prendre l’Etat». Ce ne sont pas des soulèvements à l’ancienne. Leur volonté consiste à se faire entendre et d’être reconnus. Cette révolte n’est donc pas politique au sens où nous l’avons entendu pendant deux siècles, quand «politique» signifiait transformer des exigences sociales en exigences de pouvoir, en programmes et en représentation institutionnelle. Les partis ont été les instruments par excellence de cette transformation du social à l’institutionnel. Ils ne le sont plus. Les jeunesses du monde en tirent les conséquences.

Ces jeunes ont des exigences très précises sur la façon dont le pouvoir doit être organisé, sur la manière dont les richesses nationales doivent être utilisées, sur les droits élémentaires qui doivent être assurés par la puissance publique. Dans le manifeste publié par les révoltés espagnols il y a le droit au travail, le droit au logement, la liberté sur Internet… des choses extrêmement concrètes qui sont bien de nature politique… un nouveau dispositif politique est donc en train de se mettre en place à l’échelle du monde, de nouvelles pratiques, une nouvelle représentation du rapport entre les peuples et leurs États.

- Est-ce que ce mouvement est comparable à mai '68?
- Mai '68 a clos la séquence de la politique moderne initiée à la fin du XVIIIè siècle: celle des révolutions et de la représentation partisane. La «Contestation» a critiqué le dispositif politique et social moderne mais en reprenant, dans la forme, les discours révolutionnaires à l’ancienne. En mai '68, on parlait de prise du pouvoir, de destruction de l’État. Les modes opératoires étaient ceux des siècles précédents, avec les barricades, etc. Mai '68 a déçu les espoir de ses acteurs et n’a pas fondé une nouvelle pratique ni une nouvelle subjectivité de la politique dans son rapport à l’Etat.

Depuis quelques mois, nous avons affaire à de nouvelles pratiques, à de nouvelles subjectivités collectives. Sans organisation ni porte-parole, ces émeutes pacifiques prennent la rue, la place, la parole pour se faire reconnaitre face à l’Etat, pour exiger de lui qu’il prenne ses responsabilité, à l’instar des Zapatistes mexicains. Ces derniers en effet, depuis vingt ans, ont annoncé leur ferme intention de ne pas prendre le pouvoir, de ne pas se présenter aux élections, mais d’obtenir «un gouvernement obéissant».

Aujourd’hui, l’exigence morale est aussi forte que l’exigence sociale. C’est vrai en France, mais aussi en Tunisie ou en Egypte. La question de la corruption était très forte dans ces pays; c’est aussi le premier point du manifeste des Indignés espagnols! Il s’agit donc d’un sujet qui concerne les jeunes du monde entier.

Aujourd’hui, les partis politiques qu’ils soient dans l’opposition ou dans le gouvernement, de droite ou de gauche, sont complètement dans l’espace institutionnel et ne comprennent pas la situation,. C’est un langage et une représentation du pouvoir qui leur est étrangère. Les mots et les énoncés anciens sont incapables de dire ce qui se passe.

- Parler de «jeunesse mondialisée» comme vous l’écrivez ne revient-il pas à nier les différences entre peuples?
- Il y a bien-sûr de très grandes singularités nationales: tout dépend de l’Etat auquel on a affaire, de la culture politique nationale, de la place et de la trajectoire du pays dans les bouleversements apportés par la mondialisation. Mais on constate que sur la question du rapport au pouvoir, il existe aujourd’hui quelque chose d’universel. La génération qui vient s’indigne pour les mêmes choses.

Est-ce que le mouvement va toucher la France? C’est impossible à dire. Mais ce qui est intéressant avec le mouvement actuel, c’est qu’il commence à y avoir des transferts de représentations, de modes opératoires, d’un pays à un autre. Surtout, ce transfert est en train de se produire de façon consciente. C’est un point essentiel.

- Quel rôle joue Internet dans ce mouvement?
- On sait qu’Internet avec Facebook et Twitter a un rôle majeur. Ce n’est pas vraiment nouveau. C’est un instrument adéquat aux formes de subjectivité qui sont à l’œuvre. Il y a eu une rencontre évidente entre les jeunesses du monde entier et un outil technique qu’elles maîtrisent mieux que leurs ainés. Auparavant, on faisait des flashmobs ou des apéros géants. Ces révoltes peuvent donc être lues comme des flashmobs politiques qui ont pris une ampleur nationale.

- Pourquoi cette révolte se produit-elle aujourd’hui de façon simultanée dans plusieurs régions du monde?
- Alors ça! Peut-être que les historiens réussiront à l’expliquer. Mais est-ce la bonne question? Face à un événement qui nous aveugle on cherche toujours à se rassurer par un discours sur ses «causes». Mais le sens d’un évènement collectif, le message qu’il nous faut d’abord décrypter, c’est ce qu’il fonde, c’est la nature de la période qui s’ouvre avec lui. Ce ne sont pas ses causes mais ses conséquences. Mai '68, il y a bien longtemps qu’on en a oublié les causes…

Propos recueillis auprès de Alain Bertho 
Professeur d'anthropologie à l'Université de Paris 8-Saint-Denis.
Co-auteur, avec Samuel Luret du documentaire “Les raisons de la colère” (ARTE-Morgane production), il revient sur quarante années d'émeutes dans son dernier ouvrage Le temps des émeutes.
30.05.11
Source: atlantico.fr

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