mardi 25 janvier 2011

Le Sfeir à repasser de Ben Ali

L’ami Sfeir perd-il la boule ? Invité depuis quelques jours à réagir au soulèvement de la population tunisienne, le directeur des Cahiers de l’Orient se met enfin à critiquer les agissements néfastes de Ben Ali et de sa clique. Le journaliste a pu ainsi apporter sur France Inter, France Soir ou Le Télégramme son analyse éclairée de "spécialiste du monde arabo-musulman". Avec beaucoup de courage, puisqu’il y a, entres autres, fustigé la corruption et le "racket" du régime de Ben Ali… après son départ. Quelques mois avant "la révolte de Jasmin", c’était une autre paire de manches…

Le "pari" économique gagnant du président
Lors de la sortie en juin 2006 du bouquin du sieur Sfeir Tunisie, terre de paradoxes (éditions Archipel), Bakchich avait raillé ce «livre de propagande encensé - comme il se doit - par la "critique" tunisienne»: «Notre auteur s’évertue à lécher les bottes du gouvernement de Ben Ali», considérait-on.

Dans l’ouvrage, repris allègrement par le site d’information pro-gouvernemental www.infotunisie.com, Antoine Sfeir diagnostiquait une économie florissante: «Ben Ali a fait émerger un pays nouveau, bâti sur cette vieille tradition d’ouverture et de progrès (…). Peu dotée par la nature de ressources minières (la Tunisie) avance quand même, parce que son Président a parié sur les capacités et la volonté des Tunisiens, et non sur une hausse des cours du pétrole».

«La réunion des compétences en un seul homme»
«Des responsables politiques du monde entier, mais aussi des hommes de lettres et de culture, se sont associés pour rendre hommage à l’œuvre de Zine El Abidine Ben Ali», écrivait aussi le flagorneur. «Personne ne les a obligés à le faire. S’ils ont trouvé que leur démarche est justifiée, c’est parce qu’en Tunisie on trouve autre chose que ce que les médias veulent montrer».
Le Monde Diplo (20/09/2006) relevait lors de la sortie du livre d’autres jolis fayotages à l’égard de Ben Ali, décrit comme réunissant «en sa personne toutes ces compétences. D’une part, elles lui permettent de se montrer plus efficaces, et les résultats obtenus plaident en sa faveur; d’autre part, la réunion de ces compétences en un seul homme évite de les voir entrer en conflit.»

Prolongement de son bouquin, Antoine Sfeir a sorti un numéro spécial des Cahiers de L’Orient en hiver 2010 intitulé "L’exception tunisienne". Avec des chapitres tels que "un rempart contre l’intégrisme", "Patrimoine archéologique et renouveau culturel" ou "Des succès économiques confirmés" ou des parties comme "Pourquoi les Tunisiens votent-ils Ben Ali ?" («Ben Ali est crédible, et son bilan est positif sur les plans social, économique et politique»), "Une politique de sécurité musclée mais préventive" ou "La Tunisie face à la crise: anticipations et réformes"…

La caricature des "ennemis de la Tunisie"
À l’occasion de la sortie du numéro, Antoine Sfeir s’est fait inviter par le Club de la presse à Genève en compagnie du journaliste à L’Alsace François Bécet. Ce dernier, auteur de "Tunisie, porte ouverte sur la modernité" (Le Cherche Midi) que Sfeir a préfacé, estimait, que le pays de Ben Ali était l’«objet de désinformation, victime de l’hostilité de quelques pseudo défenseurs de la démocratie, qui, se cachant sous de fausses apparences, travestissent la réalité», rapportait La Tribune de Genève.

Hasard malencontreux du calendrier, François Bécet a d’ailleurs sorti le 14 janvier 2011 un autre livre "Ben Ali et ses faux démocrates"! Le "speech" de cet autre "spécialiste", consultable sur le site des Éditions Publisud, est hilarant: «Avec l’élection du 24 octobre, les "ennemis" de la Tunisie se déchaînent en affirmant critiquer le pays parce qu’ils l’aiment. Si c’était vrai, ils reconnaîtraient l’immense travail de redressement accompli par le président Ben Ali, depuis le 7 novembre 1987. D’un pays en perdition, il a fait un "petit dragon" et a redonné fierté à tous les Tunisiens. Tout n’est pas parfait, l’ouverture politique demande sans doute à être accélérée. Toutefois, le débat sur le rythme de cette ouverture est maintenant lancé. Les partis d’opposition, au lieu de se battre entre eux et de ne rien proposer aux citoyens, devraient faire leur mea culpa et se tourner enfin vers les Tunisiens. Quant à l’opposition radicale, elle frise le ridicule! La Tunisie de Ben Ali, elle, est sur la bonne voie.» Clap, clap, clap!

Avec ses 89,62%, Zine el-Abidine Ben Ali n’avait pas besoin de Sfeir pour se faire élire une cinquième fois le 25 octobre 2009. Mais le président du Centre d’études et de réflexions sur le Proche-Orient a tenu à commettre une tribune dans Le Figaro de l’avant-veille. À cette occasion, Antoine Sfeir se plaint de «nos intellectuels et nos médias (qui) ne vont pas manquer de fustiger à cette occasion (du vote) le régime du président Ben Ali, qu’ils présentent invariablement comme une caricature d’autocrate oriental». Tout en concédant du bout de la plume que «la Tunisie a certainement un long chemin devant elle», le fin analyste insiste: «force est de reconnaître que le pays progresse régulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Ben Ali. C’est un fait dont tous les organismes internationaux font état dans leurs rapports». Et Sfeir de louer «cette ouverture et cet assainissement progressifs de la vie publique»…

Prospère, youpla boum !
Alors que depuis le départ de Ben Ali, Antoine Sfeir répète à qui veut l’entendre que chacun connaissait les affaires de corruptions du président tunisien, le coquin préférait s’en prendre à certains médias étrangers. Les démocraties «peuvent sans doute se prévaloir d’une presse libre qui, en révélant au grand jour les scandales, se pose en mauvaise conscience, voire en accusateur public des dirigeants; fonction prestigieuse qui exige de celui qui l’exerce une vertu toute romaine. Mais il arrive parfois que cette même presse, si prompte à dénoncer, omette de reconnaître qu’elle a accusé abusivement.»

Au moins, Sfeir s’en est-il pris à l’époque au financement occulte de nombreuses entreprises qu’il se met à dénoncer avec vigueur depuis une semaine… Que nenni! En 2009, le directeur des "Cahiers de l’Orient" préférait ronchonner contre «ceux qui sont toujours les premiers à véhiculer les idées reçues sur la Tunisie» et «préfèrent passer sous silence (la chute de la pauvreté) pour ne pas avoir à réviser leurs anathèmes». Car dans son publi-reportage de 2009, Sfeir vantait encore le modèle économique du système de Ben Ali: «Plus remarquable encore, la société tunisienne ne se contente pas d’appliquer le mot d’ordre de Guizot et de s’enrichir. Incitée par le régime, elle contribue avec lui à la mise en place et au fonctionnement de structures de solidarité comme le Fonds de solidarité nationale. Directement géré par le pouvoir, il est habilité à recevoir des dons internationaux, de la part de simples citoyens, d’entreprises publiques ou d’entreprises privées. Une loi de finances de 1996 stipule en outre que certaines taxes doivent être reversées à ce fond, et des mesures incitatives pour les entreprises tunisiennes ont également été instituées par le biais de crédits d’impôts. De sorte que, entre 1996 et 2006, 1,2 million de Tunisiens ont bénéficié de cette aide, qui redonne tout son sens à la notion de citoyenneté, si galvaudée ailleurs.» Aucune trace des 13% de taux de chômage ou du marché noir qui représente entre 15 et 20% de l’économie tunisienne. Pas une mention sur la corruption.

Modèle tunisien et "non-fracture sociale"
Août 2009. Avant de rentrer d’un séjour sous le beau soleil de Tunis, Antoine Sfeir accorde un entretien à «La Presse de Tunisie», quotidien dont le rédacteur en chef, nommé par l’ex-parti au pouvoir (RCD) vient d’être viré après des années de censure. Dans cet interview (repris en intégralité sur le site tunizien.com; celui de «La Presse de Tunisie» étant fermé depuis la révolte), Antoine Sfeir ne se fait pas prier pour juger avec bienveillance le Président Ben Ali qui «a eu le mérite de privilégier, plutôt, l’être sur le paraître.» «Il y a une reconnaissance, à la fois, des opinions publiques et des gouvernements qui voient en la Tunisie un modèle à tous les niveaux, à savoir du Chef de l’Etat, du gouvernement et du peuple tunisien dans son ensemble», croit-il bon d’ajouter…

Attachez vos ceintures, Antoine Sfeir passe à la vitesse supérieure: «Je tiens à souligner que le modèle tunisien n’est pas uniquement celui de passerelle, mais aussi un modèle de non-fracture sociale au sein de la société tunisienne. Cette fracture qui ébranle, aujourd’hui, les sociétés européennes dans les pays les plus avancés et les plus riches. Or, sans richesse, la Tunisie a réussi à réduire ladite fracture grâce à des programmes adéquats et à des initiatives répétées du Chef de l’Etat.» Sacré modèle de "non-fracture sociale"!

Autre passage cyniquement cocasse lorsqu’on le relit un an et demi plus tard, celui dans lequel Antoine Sfeir décrit le monde des Bisounours: «Les visiteurs de la Tunisie, notamment les personnes âgées, viennent d’Europe admirer le climat de quiétude, de paix, de stabilité et de sécurité, et par voie de conséquence, y passer des jours paisibles». Ou encore celui dans lequel les intellectuels voient dans la Tunisie «un exemple de réussite» notamment grâce à son système d’éducation. Pas mal pour un pays qui compte plus de 20% de jeunes diplômés au chômage. Tout en critiquant «les irréductibles dogmatiques ne veulent pas reconnaître qu’ils ont eu et ont tort», il rapporte «les résultats tangibles» en matière de Droits de l’Homme.

«Il est naturel qu’après la révolution vienne le temps du règlement de compte», vient de soutenir Antoine Sfeir sur Europe1 alors qu’on lui demandait comment il observait la chasse aux sorcières après le départ de Ben Ali. «Mais l’Histoire nous a montré que ce n’était pas la bonne solution. Il faut laisser se faire la période de transition, pour que vienne ensuite le temps des procès», a-t-il quand même ajouté. Ne battons pas le Sfeir tant qu’il est chaud.

Laurent Maccabies
22.01.11
Source: bakchich.info

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