La révolution tunisienne est un formidable révélateur de la sincérité démocratique des responsables politiques, des intellectuels et des personnalités médiatiques qui tiennent chronique et ont micro ouvert en permanence dans les médias français. Au delà des «hésitations», soulignées parfois avec une certaine cruauté par de nombreux observateurs, de la diplomatie française, une chose retient l’attention: le silence assourdissant des experts et des analystes de haut niveau qui peuplent les écrans de télévision. La révolte démocratique du peuple tunisien n’a en effet guère suscité de réactions – ou alors fort embarrassées – des préposés à la «bien-pensance» et des donneurs de leçons civilisés, de ceux qui se mobilisent avec constance contre les régimes iranien, vénézuélien ou chinois, de ceux qui à longueur de colonnes fixent de facto la ligne éditoriale de la grande majorité des médias français.
Le (pas très) surprenant silence d’Hubert Védrine
Mais un silence me paraît encore bien plus éloquent que l’embarras des habituels intellectuels médiatiques: celui d’Hubert Védrine, théoricien stratosphérique des relations internationales, ex-secrétaire général de l’Élysée et ancien ministre des Affaires étrangères, habituellement si prompt à analyser chaque crise internationale, qu’on lit le matin dans Libération et après déjeuner dans Le Monde. Celui qui livre d’habitude avec aplomb sur tous les plateaux de savantes analyses sur le cours des affaires de la planète n’est tout simplement pas là. Il est complètement absent et rigoureusement invisible. Mais où est donc passé cet hyper-expert, critique féroce du «droit-de-l’hommisme» – qui, selon lui, saperait l’autorité des États et contribuerait ainsi à les affaiblir?
Pour comprendre mes interrogations sur le sort de cette autorité diplomatique, que l’on me pardonne d’évoquer une anecdote personnelle. Le 21 janvier 2005, il y a quasiment cinq ans jour pour jour, lors d’une rencontre autour du Maghreb organisée à l’Assemblée nationale à Paris par le site marocain L’Observateur, j’ai entendu – comme des dizaines d’auditeurs médusés – Hubert Védrine déclarer en substance que les pays du Sud – entendez du Sud méditerranéen – n’étaient pas mûrs pour la démocratie: «Il avait fallu plusieurs siècles pour que nous [les Occidentaux] accédions à la démocratie»; et en attendant, «nous devions traiter avec les États et les élites de pouvoir».
Par acquis de conscience, j’ai demandé à des témoins de la scène s’ils avaient gardé la même mémoire de cette sortie invraisemblable dans la bouche d’un responsable socialiste ayant occupé des fonctions éminentes dans l’État français. Ils ont confirmé ces propos auxquels j’avais alors réagi à chaud, hélas en l’absence d’Hubert Védrine qui avait quitté la salle immédiatement après son intervention. J’avais manifesté ma surprise devant cette position ethnicisante ou essentialiste qui évoquait pour moi la très colonialiste SFIO de Max Lejeune et de Guy Mollet, plutôt que l’humanisme de Jaurès. Pour aggraver mon cas, j’avais ajouté qu’après qu’on nous ait répété pendant des décennies que nous n’étions pas mûrs pour l’indépendance, voilà que nous étions obligés d’entendre que nous n’étions pas prêts pour la démocratie. Veillant à ne pas outrepasser les règles de la bienséance, j’avais conclu en regrettant que, décidément, pour les porte-parole autorisés de la Civilisation, nous autres Maghrébins ne serons jamais au rendez-vous de l’Histoire.
Passons sur le fait que cela m’avait valu d’être taxé d’«impoli» par une journaliste d’un hebdomadaire parisien habituée des corridors de la présidence algérienne depuis l’époque lointaine de Boumediene. Deux ou trois dames avaient même surenchéri en déplorant la rudesse et le manque d’éducation notoires des Algériens…
Les blindés, seule alternative aux «barbus»: une thèse mensongère
Au delà de l’anecdote, si on peut contester le cynisme de l’homme politique, on ne peut que reconnaître sa franchise. Le discours d’Hubert Védrine est symptomatique de la pensée commune et du quasi-consensus politique des élites françaises, socialistes ou non, autour du soutien à Ben Ali et aux régimes policiers du monde arabe. C’est ce pseudo-réalisme sans états d’âme qui constitue le fond commun idéologique des élites de gouvernement, qu’elles soient de droite ou de gauche. Certes, cette posture dissimule des intérêts bien compris. Mais in fine, la représentation politique du monde arabo-musulman s’articule exclusivement sur la théorie du «containment» du «péril islamiste».
Selon les intellectuels médiatiques et tant d’experts «sécuritaires», la «menace islamiste» supposée inhérente à nos peuples réputés frustes et violents ne peut être maîtrisée que par des régimes autoritaires, aussi ineptes, sanguinaires et corrompus soient-ils. Autre consensus politique censé légitimer cette position: il n’existe pas de forces d’opposition démocratiques crédibles et seul l’islamisme dans sa version «talibane» représenterait une alternative aux régimes en place. Entre blindés et barbus, il n’y aurait donc rien, sinon quelques personnalités très minoritaires. Pour les élites françaises, le soutien inconditionnel aux dictatures est donc l’unique voie pour réduire la menace «existentielle» islamiste et, partant, préserver la stabilité des États et de la région.
Cette thèse martelée depuis des années par la machine médiatico-politique à fabriquer le consentement est tout simplement mensongère. Le chercheur François Burgat, dans la préface à l’édition de 2010 de son remarquable L’Islamisme à l’heure d’Al-Qaida (La Découverte), l’explique clairement: «En 2010, paradoxalement, les pays musulmans où s’esquisse la sortie de l’autoritarisme ne sont pas ceux où, avec le soutien de la communauté internationale, le tout répressif de la “lutte contre les intégristes” a prévalu, mais bien ceux, peu nombreux, où les courants islamistes sont loyalement intégrés au jeu institutionnel. Ni la vision médiatique ni la stratégie politique dominantes […] ne semblent percevoir et encore moins prendre en compte cette réalité essentielle, laissant se perpétuer un quiproquo culturaliste parfaitement mystificateur.»
Le modèle turc n’est-il pas l’un des démentis les plus clairs aux aveuglements des faiseurs d’opinion? Dans d’autres pays – Liban, Palestine, Irak, Koweït ou Bahreïn et, très probablement aujourd’hui, Tunisie –, l’islamisme, en dépit de toutes les tensions, tend majoritairement à s’insérer dans la modernité fondamentale, celle qui détermine toutes les autres: la démocratie. C’est l’opinion de nombreux activistes du Maghreb et du monde arabe. Moncef Marzouki, opposant de longue date au régime de Ben Ali, insiste ainsi dans une récente interview (Politis, 20 janvier 2011) sur les différences fondamentales entre les divers courants de l’islam politique. Pour lui, «le clivage se situe entre ceux qui acceptent le jeu démocratique et les autres»: «En Algérie et en Tunisie, certains laïques se sont fourvoyés avec les pouvoirs dictatoriaux en trahissant l’idéal démocratique pour réprimer les islamistes en place. On a vu le résultat...»
Le mythe de l’inéligibilité à la démocratie
En dépit de ce que pensent des «spécialistes» très formatés, les scènes politiques des pays de culture musulmane ne peuvent donc être réduites à la seule alternative entre dictature et islamisme archaïque. Ce n’est que par la démocratie que sera dépassée cette fausse contradiction dans laquelle les despotes et leurs alliés «civilisés» veulent enfermer les peuples. La «laïcité» autoritaire défendue par les théoriciens du soutien aux dictatures produit l’effet inverse de celui escompté. La violence d’État, la répression des libertés et le déni du droit contribuent à renforcer l’obscurantisme et à nourrir les régressions. La dictature organise aussi le vide politique, qui est ensuite utilisé pour déplorer l’absence d’alternative et/ou de leader politique «évident», ce qui «contraindrait» à soutenir les régimes en place. Le contre-modèle algérien est à cet égard tout à fait exemplaire.
La prétendue inéligibilité des peuples musulmans à la démocratie en raison de leur défaut de maturité est un mythe battu en brèche par le combat pacifique et par les luttes syndicales de femmes et d’hommes dans le monde arabe, ignorés par la plupart des médias français. La révolution du peuple de Tunisie prouve aussi qu’il n’est pas besoin d’un leadership charismatique pour qu’une société arabo-musulmane se soulève et avance avec une maturité jusqu’ici impressionnante sur la voie de la démocratie. Encore faudrait-il ne pas refuser obstinément de voir les signes annonciateurs d’un mécontentement trop profond pour être contenu éternellement.
Ce n’est donc pas le moindre mérite de la révolution tunisienne d’avoir présenté au monde l’image d’un peuple digne et courageux qui a pris son destin en main et abattu pacifiquement une dictature implacable. Le sacrifice de Mohamed Bouazizi a également mis en évidence pour une opinion européenne soigneusement désinformée le désespoir d’une jeunesse privée de libertés et de perspectives. La réaction populaire a mis à bas le mur de la peur construit avec l’aide des bonnes consciences médiatiques. Qui oserait dire aujourd’hui que le peuple tunisien n’est pas apte à la démocratie?
Omar Benderra
Économiste
22.01.11
Source: mediapart
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