Le conflit ivoirien cache certes des batailles d’intérêts impérialistes et capitalistes entre les Etats-Unis et la France. Mais devant cette réalité, le nationalisme économique dont se réclame Gbagbo pour survivre avec son régime n’est que poudre aux yeux, souligne Ogou Bastien. Ce dernier évoque ainsi une «propagande faussement anti-colonialiste et des pseudo-nationalisations» qui ne suffisent pas à changer la donne après les échecs «des différentes modalités de neutralisation politique de Ouattara».
Depuis le 28 novembre 2010, la Côte d’Ivoire connaît une situation de deux présidents, deux gouvernements. Cette situation prêterait à rire si les conséquences n’en étaient pas les pogroms, les meurtres, les exécutions sommaires les arrestations, les détentions illégales et les dévastations économiques, sociales et humaines en cours et à venir. Comment comprendre une telle évolution?
La crise du capitalisme et l’aggravation des contradictions inter-ivoirienne
On se contentera ici de renvoyer à l’évolution de la crise du capitalisme, à la politique capitaliste de gestion de cette crise et aux conséquences qui en ont résulté. Non seulement pour les impérialismes secondaires, mais également et surtout pour les pays capitalistes dominés du monde et plus particulièrement d’Afrique. On rappellera ainsi qu’à partir de 1981, les puissances capitalistes dominantes ont proclamé, par la voix du président Reagan, soutenu par ses collègues européens, «qu’ils connaissent mieux que les pays du Sud eux-mêmes ce qui leur convient de faire» (1) face à la crise de la dette dans laquelle le changement de politique des Etats-Unis les a basculés.
Le Consensus de Washington, les politiques d’ajustement structurel ont traduit cette prise de position en politiques mises en œuvre effectivement depuis cette date et notamment en Côte d’Ivoire.
Premier producteur mondial de cacao aux perspectives minérales (pétrole) considérables, première économie de l’UEMOA, deuxième de la CEDEAO, principal pays d’immigration en Afrique subsaharienne, de surcroît placée par la géographie dans le Golfe de Guinée et porte d’entrée dans les pays de l’hinterland (Burkina, Mali, Niger), la Côte d’Ivoire jouit d’une position géostratégique et géopolitique indéniable. Aussi les enjeux des politiques néolibérales y sont incommensurables.
L’intérêt des Etats-Unis pour l’Afrique et leur volonté manifeste de s’implanter dans le golfe de Guinée détermine l’importance qu’ils attachent à leur présence en Côte d’Ivoire. Cette présence en Côte d’Ivoire a pour conséquences non seulement d’aggraver la concurrence entre impérialismes rivaux (de la Triade) pour la conquête des marchés et le contrôle des sources de matières premières, mais également d’accroître la rapacité des impérialismes secondaires, notamment français et sa volonté de défendre avec acharnement sa zone d’influence et place sur le marché ivoirien.
Mais dans un pays où le marché financier est captif, les privatisations profitent d’abord à ceux qui ont la capacité de mobiliser des capitaux importants pour la reprise des entreprises du secteur public ou semi-public privatisées. Dans la concurrence qui oppose l’impérialisme étasunien et les impérialismes secondaires et notamment français, pour le contrôle du secteur agro-industriel ivoirien, les entreprises américaines finissent par l’emporter. Alors que des multinationales américaines prennent pieds en Côte d’Ivoire, les Etats-Unis construisent, non pas à Lagos ou à Accra, mais à Abidjan un centre d’écoute couvrant toute l’Afrique subsaharienne et la plus importante représentation diplomatique en Afrique au Sud du Sahara après celle d’Afrique du Sud.
Pour préserver ses positions héritées de la période coloniale et post-coloniales et sa place sur le marché ivoirien, la France doit souvent s’appuyer sur le pouvoir politique. Elle parvient ainsi, à consolider ses positions (2), mais doit abandonner le secteur agro-industriel, notamment le sous-secteur café-cacao, où la concurrence américaine est particulièrement rude, aux multinationales américaines (ADM, Cargill) principalement, et anglo-suisses accessoirement (Nestlé, Armajaro, etc.)
En janvier 2001, la guerre du cacao commencée en 1987 est pour l’essentiel terminée. Bien que les intérêts français demeurent prépondérants, les intérêts américains contrôlent pour l’essentiel le secteur stratégique du cacao. Les Etats-Unis peuvent dorénavant se servir de la Côte d’Ivoire comme base d’appui de leur politique d’expansion dans le golfe de Guinée, destiné à assurer au moins 25% de leur approvisionnement en pétrole dans les tous prochains jours. Quant à l’Union européenne, dans laquelle la France s’est fondue depuis l’Acte unique, outre les intérêts particuliers (l’AIGLON et REINART dans le coton, le groupe belge SIPEF pour huile de palme, la compagnie DOLE pour la banane, PANWELL-GMG pour l’hévéa, etc.), son intérêt pour la Côte d’Ivoire s’affirme au fur et à mesure que s’exacerbe la crise de l’immigration. Il va de soi que dans la mesure où la Côte d’Ivoire s’avère capable d’accueillir les flux migratoires auxquels l’Union a fermé ses portes, elle tiendrait là une solution à l’immigration africaine. Dans la situation du moment, cet objectif ne peut être atteint qu’à la condition que la Côte d’Ivoire retrouve la paix et reste ouverte.
La démocratie formelle et les particularités de la situation ivoirienne
La liberté de participation à l’activité politique légale reconnue aux groupes et classes hostiles au parti unique, le 30 avril 1990, Bédié qui s’est entre-temps hissé au pouvoir, à la faveur de la mort de Houphouët-Boigny, au bénéfice de l’application de l’article 11 de la Constitution du 3 novembre 1960 et avec l’aide de Paris, trouve sur le terrain un concurrent redoutable en la personne d’Alassane Ouattara, ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny. Puisqu’il ne fut pas certain, opposé à lui, de l’emporter dans une confrontation électorale libre, il décida de l’évincer. Il lui fallait, pour cela, non seulement, effacer le souvenir des surfacturations qui colle à sa personne comme une sangsue depuis son passage à la tête du ministère des Finances, mais également et surtout conférer un uniforme légal à l’interdiction d’éligibilité qu’il entend lui opposer.
Le 13 décembre 1994, en tant que pouvoir exécutif, Bédié fait adopter, par une Assemblée nationale à son entière dévotion, une loi électorale par laquelle, sous le prétexte de réserver le droit de vote aux seuls nationaux, il réserve l’éligibilité à la présidence de la République aux Ivoiriens d’origine. Quelques mois plus tard, ce système censitaire réactionnaire, qui exclut immédiatement Ouattara et une partie de la classe dominante du suffrage universel, reçoit le nom d’«ivoirité».
En recourant à un dérivatif politique si problématique, Bédié démontrait par la même occasion son incapacité à réaliser les conditions de la domination commune des classes dominantes ivoiriennes. En d’autres termes, les conditions de l’alternance au sommet de l’Etat, alternance nécessaire à l’occultation de la misère populaire, mais indispensable à la poursuite des politiques de misère et de pillage économique du pays. C’est ce qui explique son renversement, et l’indifférence dans laquelle il se fit de la part de la France pourtant liée à la Côte d’Ivoire par un accord de défense dont une clause secrète lui impose de sauver le régime en cas de subversion interne.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, c’est de s’être converti à l’«ivoirité» et d’avoir refusé sous cette enseigne d’organiser des élections ouvertes à tous, qui condamne le général Guei et justifie sa chute et les conditions dans lesquelles celle-ci s’est produite. En offrant un uniforme constitutionnel à l’ivoirité (3) , Guei détruit l’espoir d’une possible réconciliation des classes dominantes, le retour des conditions d’ordre indispensables à la poursuite des politiques néo-libérales. Ce faisant, il se condamne au profit de Gbagbo, seul «vrai Ivoirien» encore en course.
Le 26 octobre 2000, Gbagbo est «finalement reconnu vainqueur» par le Chambre constitutionnelle de la Cour Suprême après que les manifestants appuyés par une escouade de militaires et de gendarmes eurent pris d’assaut le palais, obligeant le général Guei à s’en aller. Le 24 octobre, il s’était auto-proclamé chef de l’État de Côte d’Ivoire, avait déclaré dissout le gouvernement de transition (…) demandé à tous les militants de se dresser pour faire barrage à l’imposture (...) et que (…) les patriotes ivoiriens prennent la rue, jusqu’à ce que le droit soit reconnu, jusqu’à ce que Guei recule.
Victoire électorale, insurrection victorieuse ou putsch réussi? Il reste que la prise de pouvoir de Gbagbo, donna lieu à des pogroms, au massacre de plus de 300 manifestants, dont au moins 200 militants républicains dont le parti avait appelé à la reprise des élections présidentielles et un charnier de 57 victimes. Après que Djeny Kobena, secrétaire général du RDR (4) eut été déclaré ghanéen et par conséquent apatride et inéligible en 1995, que la candidature d’Alassane Ouattara eut été rejetée pour «nationalité douteuse» en 2000, l’«ivoirité», rendu invulnérable par la Constitution, produit ses pires effets. Il n’y avait que ceux qui ne voulaient pas voir pour ne rien voir. Il semble que ce soit le retrait de Guei qui ait permis à la Côte d’Ivoire d’éviter une issue similaire à celle d’aujourd’hui.
Octobre 2000 apparait ainsi comme une répétition générale qui préparait à la situation actuelle. Mais l’hypothèse la plus probable, aujourd’hui, est que l’épreuve de force apparaît comme une stratégie consciente et systématique de prise ou de conservation du pouvoir de la principale représentation politique de le petite bourgeoisie ivoirienne et de son chef, Laurent Gbagbo. Et ce d’autant que sa pratique politique laisse à penser qu’il n’obtiendrait pas la majorité dans un processus électoral libre et transparent et sans violence.
Partant de l’hypothèse qu’après de bruyantes condamnations et les condamnations de principe, les intérêts des uns et des autres aidant, la «communauté internationale» finirait par se résoudre à se ranger à l’avis de celui qui détient le pouvoir réel, c’est-à-dire lui, Gbagbo s’était imaginé qu’il pouvait, comme en 2000, se proclamer élu. Il espérait, non seulement, se servir des faiblesses de son adversaire et de l’opposition des intérêts de la «Communauté internationale», mais également des aspirations des masses africaines à la liberté et l’indépendance totale de l’Afrique, pour y parvenir. C’est le sens de la propagande faussement anti-colonialiste et des pseudo-nationalisations qui coulent à flot depuis le 28 novembre 2010.
Bien qu’insolite, troublante et désespérante, la situation de deux «présidents» à la tête de la même Côte d'Ivoire, n’est donc que la reproduction d’une situation déjà connue, celle d’octobre 2000. Cette situation est la conséquence immédiate de la mise en échec des différentes modalités de neutralisation politique de Ouattara, mises en œuvre par des hommes et partis politiques qui, pour les besoins de la survie de leur régime et pour prolonger leur propre présence à la tête de l’Etat, se présentent aux Ivoiriens habillés de la bannière tricolore. Pas plus que Bédié et Guei hier, Gbagbo ne représente les intérêts du peuple ivoirien meurtri. Il n’est ni anti-impérialiste ni anti-colonialiste, ni patriote au sens où être patriote signifie être défenseur des intérêts nationaux. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’évolution économique de la Côte d’Ivoire depuis le 26 octobre 2000.
Même si Ouattara ne résoudra pas tous les problèmes qu’affrontent les Ivoiriens comme le laisse croire son slogan de campagne (5), au moins, espèrent les masses ivoiriennes dont la croyance dans la démocratie formelle reste vivace, son règne consacrera la faillite définitive du chauvinisme drapé du manteau du patriotisme, c’est-à-dire l’«ivoirité», et le retour de la paix. Les masses ivoiriennes, c’est indéniable, aspirent à la liberté, à la justice, à la paix et au pain. Ouattara leur propose de «vivre ensemble». C’est la croyance à cette promesse de campagne, mais surtout l’aspiration au changement qui justifie, à tort ou à raison, le soutien populaire dont il bénéficie. L’avenir nous dira si ce soutien est justifié. Quant à la question réelle de la liberté, de la justice, de la paix et du pain, sa réponse reste soumise à la récupération de la souveraineté et de l’indépendance, à la liquidation de la domination des classes dominantes et des puissances impérialistes et à la liquidation de l’Etat semi-colonial actuel. Dans les conditions du moment, ni Ouattara, ni Gbagbo ne sont capables d’apporter une réponse juste à telle question.
Ogou Bastien
27.03.11
Notes:
(1) Samir Amin, L’aide, le cas du Niger
(2) Selon la Direction des Relations Economiques Extérieures (DREE) du Ministère français de l’Industrie, de l’Economie et des Finances, la France est le premier investisseur en Côte d’Ivoire avec 147 filiales recensées en 2003 et plus de 1.000 sociétés appartenant à des hommes d’affaires français.
(3) Le règne de Guei
(4) Rassemblement de Républicains, parti d’Alassane Ouattara
(5) ADO Solutions
Source: pambazuka
Depuis le 28 novembre 2010, la Côte d’Ivoire connaît une situation de deux présidents, deux gouvernements. Cette situation prêterait à rire si les conséquences n’en étaient pas les pogroms, les meurtres, les exécutions sommaires les arrestations, les détentions illégales et les dévastations économiques, sociales et humaines en cours et à venir. Comment comprendre une telle évolution?
La crise du capitalisme et l’aggravation des contradictions inter-ivoirienne
On se contentera ici de renvoyer à l’évolution de la crise du capitalisme, à la politique capitaliste de gestion de cette crise et aux conséquences qui en ont résulté. Non seulement pour les impérialismes secondaires, mais également et surtout pour les pays capitalistes dominés du monde et plus particulièrement d’Afrique. On rappellera ainsi qu’à partir de 1981, les puissances capitalistes dominantes ont proclamé, par la voix du président Reagan, soutenu par ses collègues européens, «qu’ils connaissent mieux que les pays du Sud eux-mêmes ce qui leur convient de faire» (1) face à la crise de la dette dans laquelle le changement de politique des Etats-Unis les a basculés.
Le Consensus de Washington, les politiques d’ajustement structurel ont traduit cette prise de position en politiques mises en œuvre effectivement depuis cette date et notamment en Côte d’Ivoire.
Premier producteur mondial de cacao aux perspectives minérales (pétrole) considérables, première économie de l’UEMOA, deuxième de la CEDEAO, principal pays d’immigration en Afrique subsaharienne, de surcroît placée par la géographie dans le Golfe de Guinée et porte d’entrée dans les pays de l’hinterland (Burkina, Mali, Niger), la Côte d’Ivoire jouit d’une position géostratégique et géopolitique indéniable. Aussi les enjeux des politiques néolibérales y sont incommensurables.
L’intérêt des Etats-Unis pour l’Afrique et leur volonté manifeste de s’implanter dans le golfe de Guinée détermine l’importance qu’ils attachent à leur présence en Côte d’Ivoire. Cette présence en Côte d’Ivoire a pour conséquences non seulement d’aggraver la concurrence entre impérialismes rivaux (de la Triade) pour la conquête des marchés et le contrôle des sources de matières premières, mais également d’accroître la rapacité des impérialismes secondaires, notamment français et sa volonté de défendre avec acharnement sa zone d’influence et place sur le marché ivoirien.
Mais dans un pays où le marché financier est captif, les privatisations profitent d’abord à ceux qui ont la capacité de mobiliser des capitaux importants pour la reprise des entreprises du secteur public ou semi-public privatisées. Dans la concurrence qui oppose l’impérialisme étasunien et les impérialismes secondaires et notamment français, pour le contrôle du secteur agro-industriel ivoirien, les entreprises américaines finissent par l’emporter. Alors que des multinationales américaines prennent pieds en Côte d’Ivoire, les Etats-Unis construisent, non pas à Lagos ou à Accra, mais à Abidjan un centre d’écoute couvrant toute l’Afrique subsaharienne et la plus importante représentation diplomatique en Afrique au Sud du Sahara après celle d’Afrique du Sud.
Pour préserver ses positions héritées de la période coloniale et post-coloniales et sa place sur le marché ivoirien, la France doit souvent s’appuyer sur le pouvoir politique. Elle parvient ainsi, à consolider ses positions (2), mais doit abandonner le secteur agro-industriel, notamment le sous-secteur café-cacao, où la concurrence américaine est particulièrement rude, aux multinationales américaines (ADM, Cargill) principalement, et anglo-suisses accessoirement (Nestlé, Armajaro, etc.)
En janvier 2001, la guerre du cacao commencée en 1987 est pour l’essentiel terminée. Bien que les intérêts français demeurent prépondérants, les intérêts américains contrôlent pour l’essentiel le secteur stratégique du cacao. Les Etats-Unis peuvent dorénavant se servir de la Côte d’Ivoire comme base d’appui de leur politique d’expansion dans le golfe de Guinée, destiné à assurer au moins 25% de leur approvisionnement en pétrole dans les tous prochains jours. Quant à l’Union européenne, dans laquelle la France s’est fondue depuis l’Acte unique, outre les intérêts particuliers (l’AIGLON et REINART dans le coton, le groupe belge SIPEF pour huile de palme, la compagnie DOLE pour la banane, PANWELL-GMG pour l’hévéa, etc.), son intérêt pour la Côte d’Ivoire s’affirme au fur et à mesure que s’exacerbe la crise de l’immigration. Il va de soi que dans la mesure où la Côte d’Ivoire s’avère capable d’accueillir les flux migratoires auxquels l’Union a fermé ses portes, elle tiendrait là une solution à l’immigration africaine. Dans la situation du moment, cet objectif ne peut être atteint qu’à la condition que la Côte d’Ivoire retrouve la paix et reste ouverte.
La démocratie formelle et les particularités de la situation ivoirienne
La liberté de participation à l’activité politique légale reconnue aux groupes et classes hostiles au parti unique, le 30 avril 1990, Bédié qui s’est entre-temps hissé au pouvoir, à la faveur de la mort de Houphouët-Boigny, au bénéfice de l’application de l’article 11 de la Constitution du 3 novembre 1960 et avec l’aide de Paris, trouve sur le terrain un concurrent redoutable en la personne d’Alassane Ouattara, ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny. Puisqu’il ne fut pas certain, opposé à lui, de l’emporter dans une confrontation électorale libre, il décida de l’évincer. Il lui fallait, pour cela, non seulement, effacer le souvenir des surfacturations qui colle à sa personne comme une sangsue depuis son passage à la tête du ministère des Finances, mais également et surtout conférer un uniforme légal à l’interdiction d’éligibilité qu’il entend lui opposer.
Le 13 décembre 1994, en tant que pouvoir exécutif, Bédié fait adopter, par une Assemblée nationale à son entière dévotion, une loi électorale par laquelle, sous le prétexte de réserver le droit de vote aux seuls nationaux, il réserve l’éligibilité à la présidence de la République aux Ivoiriens d’origine. Quelques mois plus tard, ce système censitaire réactionnaire, qui exclut immédiatement Ouattara et une partie de la classe dominante du suffrage universel, reçoit le nom d’«ivoirité».
En recourant à un dérivatif politique si problématique, Bédié démontrait par la même occasion son incapacité à réaliser les conditions de la domination commune des classes dominantes ivoiriennes. En d’autres termes, les conditions de l’alternance au sommet de l’Etat, alternance nécessaire à l’occultation de la misère populaire, mais indispensable à la poursuite des politiques de misère et de pillage économique du pays. C’est ce qui explique son renversement, et l’indifférence dans laquelle il se fit de la part de la France pourtant liée à la Côte d’Ivoire par un accord de défense dont une clause secrète lui impose de sauver le régime en cas de subversion interne.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, c’est de s’être converti à l’«ivoirité» et d’avoir refusé sous cette enseigne d’organiser des élections ouvertes à tous, qui condamne le général Guei et justifie sa chute et les conditions dans lesquelles celle-ci s’est produite. En offrant un uniforme constitutionnel à l’ivoirité (3) , Guei détruit l’espoir d’une possible réconciliation des classes dominantes, le retour des conditions d’ordre indispensables à la poursuite des politiques néo-libérales. Ce faisant, il se condamne au profit de Gbagbo, seul «vrai Ivoirien» encore en course.
Le 26 octobre 2000, Gbagbo est «finalement reconnu vainqueur» par le Chambre constitutionnelle de la Cour Suprême après que les manifestants appuyés par une escouade de militaires et de gendarmes eurent pris d’assaut le palais, obligeant le général Guei à s’en aller. Le 24 octobre, il s’était auto-proclamé chef de l’État de Côte d’Ivoire, avait déclaré dissout le gouvernement de transition (…) demandé à tous les militants de se dresser pour faire barrage à l’imposture (...) et que (…) les patriotes ivoiriens prennent la rue, jusqu’à ce que le droit soit reconnu, jusqu’à ce que Guei recule.
Victoire électorale, insurrection victorieuse ou putsch réussi? Il reste que la prise de pouvoir de Gbagbo, donna lieu à des pogroms, au massacre de plus de 300 manifestants, dont au moins 200 militants républicains dont le parti avait appelé à la reprise des élections présidentielles et un charnier de 57 victimes. Après que Djeny Kobena, secrétaire général du RDR (4) eut été déclaré ghanéen et par conséquent apatride et inéligible en 1995, que la candidature d’Alassane Ouattara eut été rejetée pour «nationalité douteuse» en 2000, l’«ivoirité», rendu invulnérable par la Constitution, produit ses pires effets. Il n’y avait que ceux qui ne voulaient pas voir pour ne rien voir. Il semble que ce soit le retrait de Guei qui ait permis à la Côte d’Ivoire d’éviter une issue similaire à celle d’aujourd’hui.
Octobre 2000 apparait ainsi comme une répétition générale qui préparait à la situation actuelle. Mais l’hypothèse la plus probable, aujourd’hui, est que l’épreuve de force apparaît comme une stratégie consciente et systématique de prise ou de conservation du pouvoir de la principale représentation politique de le petite bourgeoisie ivoirienne et de son chef, Laurent Gbagbo. Et ce d’autant que sa pratique politique laisse à penser qu’il n’obtiendrait pas la majorité dans un processus électoral libre et transparent et sans violence.
Partant de l’hypothèse qu’après de bruyantes condamnations et les condamnations de principe, les intérêts des uns et des autres aidant, la «communauté internationale» finirait par se résoudre à se ranger à l’avis de celui qui détient le pouvoir réel, c’est-à-dire lui, Gbagbo s’était imaginé qu’il pouvait, comme en 2000, se proclamer élu. Il espérait, non seulement, se servir des faiblesses de son adversaire et de l’opposition des intérêts de la «Communauté internationale», mais également des aspirations des masses africaines à la liberté et l’indépendance totale de l’Afrique, pour y parvenir. C’est le sens de la propagande faussement anti-colonialiste et des pseudo-nationalisations qui coulent à flot depuis le 28 novembre 2010.
Bien qu’insolite, troublante et désespérante, la situation de deux «présidents» à la tête de la même Côte d'Ivoire, n’est donc que la reproduction d’une situation déjà connue, celle d’octobre 2000. Cette situation est la conséquence immédiate de la mise en échec des différentes modalités de neutralisation politique de Ouattara, mises en œuvre par des hommes et partis politiques qui, pour les besoins de la survie de leur régime et pour prolonger leur propre présence à la tête de l’Etat, se présentent aux Ivoiriens habillés de la bannière tricolore. Pas plus que Bédié et Guei hier, Gbagbo ne représente les intérêts du peuple ivoirien meurtri. Il n’est ni anti-impérialiste ni anti-colonialiste, ni patriote au sens où être patriote signifie être défenseur des intérêts nationaux. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’évolution économique de la Côte d’Ivoire depuis le 26 octobre 2000.
Même si Ouattara ne résoudra pas tous les problèmes qu’affrontent les Ivoiriens comme le laisse croire son slogan de campagne (5), au moins, espèrent les masses ivoiriennes dont la croyance dans la démocratie formelle reste vivace, son règne consacrera la faillite définitive du chauvinisme drapé du manteau du patriotisme, c’est-à-dire l’«ivoirité», et le retour de la paix. Les masses ivoiriennes, c’est indéniable, aspirent à la liberté, à la justice, à la paix et au pain. Ouattara leur propose de «vivre ensemble». C’est la croyance à cette promesse de campagne, mais surtout l’aspiration au changement qui justifie, à tort ou à raison, le soutien populaire dont il bénéficie. L’avenir nous dira si ce soutien est justifié. Quant à la question réelle de la liberté, de la justice, de la paix et du pain, sa réponse reste soumise à la récupération de la souveraineté et de l’indépendance, à la liquidation de la domination des classes dominantes et des puissances impérialistes et à la liquidation de l’Etat semi-colonial actuel. Dans les conditions du moment, ni Ouattara, ni Gbagbo ne sont capables d’apporter une réponse juste à telle question.
Ogou Bastien
27.03.11
Notes:
(1) Samir Amin, L’aide, le cas du Niger
(2) Selon la Direction des Relations Economiques Extérieures (DREE) du Ministère français de l’Industrie, de l’Economie et des Finances, la France est le premier investisseur en Côte d’Ivoire avec 147 filiales recensées en 2003 et plus de 1.000 sociétés appartenant à des hommes d’affaires français.
(3) Le règne de Guei
(4) Rassemblement de Républicains, parti d’Alassane Ouattara
(5) ADO Solutions
Source: pambazuka
merci Egalité, enfin un commentaire objectif qui reflète bien la réalité du terrain
RépondreSupprimerOgou est un nom ivoirien,je suppose que l'auteur est ivoirien, il est bien informé et pas partisan, c'est la première fois que je lis un commentaire non partisan (proGbagbo) d'un groupe progressiste belge, un pas en avant !
Michèle Save Ouattara