Le député européen Jean-Luc Bennahmias (Modem) critique la position, favorable à un rétablissement provisoire des frontières intérieures de l'Union européenne, défendue par la France, l'Allemagne et l'Autriche, à l'issue de la réunion des ministres européens en charge de l'immigration qui s'est tenue le 11 avril 2011: «les utopistes d'aujourd'hui sont ceux qui prétendent vouloir éradiquer toute immigration!»
Avec environ 200 millions de migrants de par le monde, la question de la gestion des flux migratoires est un des grands défis mondiaux. A l'échelle de l'Union européenne (UE) la politique migratoire est aujourd'hui restrictive quand elle n'est pas dans l'impasse. Dans tous les cas, elle manque d'ambition et reste dans le court terme quand il faudrait s'appuyer sur le co-développement, promouvoir les allers-retours pour les migrants, élaborer une véritable politique d'immigration commune à l'échelle de l'UE démocratique et humaniste et enfin construire une véritable union pour la Méditerranée.
Lampedusa, cette petite île italienne, située à mi-chemin entre la Sicile et la Tunisie, est devenue, en l'espace de quelques semaines, le symbole de l'impasse dans laquelle se trouve la politique migratoire européenne. Les révolutions qui secouent en ce moment les pays arabes provoquent des déplacements de population. Instabilité, incertitude et répression parfois violente et arbitraire, conduisent des milliers de Tunisiens, Egyptiens et Libyens à fuir direction l'Europe. Sur leur chemin, l'île de Lampedusa n'est, pour la plupart d'entre eux, qu'une étape vers d'autres pays européens. Plus de 20.000 migrants auraient ainsi débarqué sur l'île depuis la mi-février, suscitant les cris d'alarme du gouvernement italien et la réaction plus que réservée de ses partenaires européens. La frilosité européenne est dénoncée par l'Italie, l'Union ayant pour le moment seulement déployé des moyens limités par l'intermédiaire de Frontex, son agence de gestion des frontières extérieures, tandis que les Etats membres - en premier lieu la France - font la sourde oreille après avoir «sous traité» pendant des années la gestion des flux migratoires aux pays de la rive sud de la méditerranée (dont la Lybie et le Maroc).
Un paquet législatif relatif à la politique d'immigration et d'asile est bien en cours d'élaboration au sein de l'UE mais les négociations sont bloquées. Le règlement Dublin II qui régit le droit d'asile est quant à lui dénoncé par les pays européens riverains de la Méditerranée qui demandent sa révision pour un rééquilibrage de la politique d'asile. L'attitude de certains pays envers l'immigration, dont la France, n'arrange rien. Loin d'adopter une approche fondée sur la solidarité entre Etats membres, chaque Etat commence à se replier sur ses frontières - le jeu de «ping pong» entre l'Italie et la France est emblématique de l'inexistence d'une politique d'immigration commune ou même d'une volonté d'avoir une approche partagée. M. Berlusconi, seul face à la gestion de la crise, a agi par provocation en annonçant qu'il allait octroyer des visas Schengen aux personnes arrivées à Lampedusa leur permettant de voyager dans l'espace Schengen pour 6 mois, mettant ainsi en lumière le caractère européen du problème. Et c'est une évidence qu'un pays ne peut à lui seul faire face à la crise. Loin de déclencher une réaction de solidarité, sa décision a accentué le repli sur soi. M. Guéant, ministre français de l'intérieur en charge de l'immigration, a déclaré que la France n'avait pas vocation à accueillir ces immigrés et qu'elle les bloquerait à la frontière en vérifiant s'ils satisfont aux conditions relatives aux visas Schengen. Durcissant chaque jour sa position, M.Guéant institutionnalise le repli national au lieu d'œuvrer à une gestion commune de la crise.
A l'issue de la réunion des ministres européens en charge de l'immigration à Luxembourg le lundi 11 avril, on ne peut que constater l'échec des ambitions européennes en matière de politique d'immigration, quelques Etats membres (France, Allemagne, Autriche) ayant ainsi annoncé leur souhait de rétablir provisoirement les frontières! Une telle décision remettrait en cause la libre circulation des personnes, une des libertés fondamentales de l'UE. La désinvolture avec laquelle ces Etats portent atteinte à des libertés fondamentales de l'Union montre le peu de cas qu'ils font de l'acquis européen et des droits fondamentaux.
M. Guéant - mais il n'est pas le seul - semble croire qu'il est non seulement désirable mais possible d'éliminer toute immigration (jeudi 7 avril dernier, il a ainsi annoncé vouloir réduire l'immigration légale). Si la gestion - la plus humaine possible - des flux migratoires est une nécessité et même une urgence absolue, il n'existe pas de frontière qui soit étanche, complètement imperméable aux influences extérieures. Les utopistes d'aujourd'hui sont ceux qui prétendent vouloir «éradiquer» toute immigration! L'immigration zéro est un mythe.
Sans rentrer dans le débat du besoin ou non de l'immigration pour des raisons économiques dans nos sociétés vieillissantes, pour combler la pénurie de main d'œuvre dans les secteurs dits en tension, et les métiers pénibles, il est assez facile de voir que dans un monde globalisé dans lequel les technologies de l'information et de la communication rendent le monde entier connecté, ceux qui aspirent à une plus grande sécurité physique, politique mais aussi économique trouvent vite leur eldorado dans les territoires les plus «favorisés» - le monde globalisé rend visible l'extrême pauvreté des PMA, les tensions voire conflits politiques et les violences dans certains pays dits du Sud et de l'autre côté les pays riches, industrialisés, démocratiques et prospères... parce que le fossé entre pays riches et pays en développement s'offre aux yeux de tous, les moins favorisés et les plus menacés tentent, et c'est parfois un instinct de survie, d'aller là où ils pensent avoir une chance. Paradoxalement, pour atteindre cette nouvelle chance, ils mettent souvent leur vie en danger.
N'oublions pas que les candidats à l'émigration sont souvent prêts à faire des voyages dantesques, à traverser la mer méditerranée ou un continent entier dans des conditions terribles, au péril de leur vie - l'actualité nous en a donné un dernier triste exemple: début avril, une embarcation a coulé au large de Lampedusa entrainant plus d'une centaine de disparus. Ces gens, désespérés et déterminés, ne sont pas du genre à se laisser dissuader par quelque loi que ce soit.
Arrêtons donc de disserter sur de prétendues solutions miracles et d'élaborer des politiques uniquement fondées sur l'expulsion et le renforcement des frontières extérieures comme le propose M.Guéant pour qui l'unique politique consiste à renforcer les patrouilles en mer méditerranée et les contrôles sur le territoire français (il a annoncé le 11 avril la création d'une compagnie républicaine de sécurité supplémentaire de la police pour aider les forces de l'ordre à contrôler les Tunisiens arrivant en France). Ces politiques sont à sens unique, indignes du respect des valeurs européennes, sans parler du respect du droit (cf. expulsions collectives et discriminations interdites par le droit européen - la France a été mise en cause dans la gestion de la minorité Rom) et elles sont, de surcroît, condamnées à l'inefficacité.
Se replacer rapidement dans un contexte historique permet de réaliser que les migrations ont toujours existé. La France comme d'autres pays européens ont toujours été des territoires d'immigration. Il est donc complètement artificiel de dénoncer aujourd'hui de prétendues vagues - et encore plus de «tsunamis» selon le terme du ministre italien de l'intérieur - d'immigration. Il ne faut pas non plus oublier que la majorité des flux migratoires a lieu entre pays de la même catégorie de développement: 60 % des migrations ont lieu entre pays développés ou entre pays en développement et 40% entre pays en développement et pays développés selon le rapport mondial sur le développement humain 2009 (1).
De plus, aujourd'hui les chiffres, notamment sur l'asile, relativisent la générosité de la politique d'accueil de la France. Si en chiffres absolus, la France est bien le pays européen qui reçoit le plus de demandes d'asile, lorsque l'on pondère les chiffres en fonction de la population, c'est-à-dire en fonction de la capacité d'absorption des Etats, la France est derrière la Suède, la Belgique ou encore le Danemark (elle émerge en 9è position) (2). Surtout, la France est un des pays qui rejette le plus les demandes d'asile qui lui sont faites: 86.4 % des demandes sont rejetées (10% au dessus de la moyenne UE); le taux d'octroi du statut de réfugiés en France est ainsi inférieur à celui de l'Allemagne ou au Royaume-Uni (3). M. Guéant a alors beau jeu de clamer que la France est championne de l'accueil en Europe. La France comme pays d'accueil est une idée qui a bien vécue. Et les chiffres sont là pour le prouver. En 2010, au total, la France a ainsi accordé l'asile à moins de demandeurs que l'Allemagne ou le Royaume-Uni.
Dans le débat actuel c'est la confusion générale, en partie entretenue par les responsables politiques, à la fois sur les chiffres et sur les procédures d'accueil. M. Guéant mélange tout: immigration légale, illégale, réfugiés... on retombe dans le clivage nationaux/étrangers! La procédure d'asile ne concerne pas tous les migrants. Ces derniers ne se déplacent pas tous pour les mêmes raisons, tous ne viennent pas des mêmes pays et tous ne rentrent donc pas dans les mêmes catégories. Il faut bien voir que l'asile qui octroie le statut de réfugié à des personnes fuyant leur pays en guerre ou parce qu'ils sont sous une menace politique ou religieuse reste une procédure spécifique, dont ne bénéficient au final que très peu de migrants (les chiffres ci-dessus montrent que 2/3 des demandes échouent). L'Union doit pourtant protection à ces populations menacées. C'est pour cette raison que, face à la crise de Lampedusa, la Commissaire européenne, C. Malmstrom, a lancé un appel à la solidarité pour que les Etats membres accueillent les réfugiés en provenance de Lybie notamment - car si certains sont déjà arrivés, essentiellement à Malte - l'Union peut s'attendre à une augmentation des flux dans les semaines à suivre. Sur cette question il faut être clair: l'UE doit accueillir tous ceux qui répondent aux conditions de demande d'asile, sans exception - n'en déplaise à M. Guéant et Mme Le Pen, ces réfugiés doivent être protégés, c'est une exigence humaine.
Il nous faut aussi réviser cette procédure d'asile, qui pose à l'heure actuelle de nombreux problèmes notamment parce qu'elle fait porter le poids de la migration sur les pays européens de la rive méditerranée (le règlement Dublin II prévoit que l'Etat membre compétent pour traiter de la demande d'asile est l'Etat par lequel le migrant est entré sur le territoire de l'UE) mais aussi parce qu'il est toujours difficile de définir précisément (en dehors des pays en guerre) qui est menacé, qui ne l'est pas. Les migrants arrivant sur l'île de Lampedusa en provenance de la Tunisie sont principalement des migrants économiques argumentent la Commission européenne et la France, et ne sont donc pas éligibles à l'asile. Seules les menaces politiques et religieuses sont prises en compte, ce qui pose des problèmes d'application: comment prouver qu'on a été torturé, violé, comment traiter les dissidents politiques dont ceux qui sont issus des pays d'apparence démocratique... mais ce qui soulève aussi des interrogations sur les critères pris en compte. Il n'existe pas d'autres critères, type économique, qui pourraient servir de base à l'asile. Or il est parfois difficile de distinguer entre un migrant économique et politique et la migration de type économique peut très bien relever elle aussi de la survie.
Les chiffres le montrent, l'asile est accordé à une minorité de demandeurs. La politique française en matière d'immigration est parfois à la limite de la légalité (expulsions de Roms), souvent inhumaine et moralement inacceptable: il est inacceptable de renvoyer les Afghans en Afghanistan et les personnes malades au mépris du droit d'asile, inacceptable aussi d'aller chercher directement les enfants dans les écoles, inacceptable de faire des centres de rétention des prisons... Le respect des droits des personnes, l'accueil des associations et des avocats doivent être assurés en permanence au sein de ces centres, centre de détention n'est pas prison! Nous sommes aujourd'hui dans une logique de contrôle et de répression qui l'emporte sur une gestion humaine des problèmes.
Alors que faire? L'immigration, qui sous-entend le passage de frontières, est un sujet européen par excellence. La gestion des flux migratoires ne peut donc se faire qu'à l'échelle de l'Union. En l'absence de frontières intérieures dans l'espace Schengen et dans l'objectif d'une intégration européenne plus approfondie dans le domaine des affaires intérieures, la gestion doit être concertée. Elle ne peut être supportée par un seul Etat membre, a fortiori une île, ni même par quelques Etats. Il nous faut un plan européen, mais un plan qui apporte une valeur ajoutée. Une politique européenne qui est restrictive comme la directive retour, surnommée la directive de la honte, ou discriminatoire comme s'annonce la directive sur le permis unique en cours de négociation, n'a aucun intérêt et a même un impact négatif sur les politiques nationales, les Etats membres s'en servant pour aller plus loin dans les politiques restrictives et discriminatoires. Pour pallier l'urgence, le plan doit partager la pression que subit l'Italie aujourd'hui, et à plus long terme, il doit rééquilibrer le règlement Dublin II. La clause de solidarité qui existe dans le traité (article 80 TFUE) doit être activée: elle prévoit le partage des charges entre tous les Etats membres dans le domaine de l'asile et de la politique migratoire. Et au delà de l'asile, il nous faut engager la réflexion sur la politique d'immigration que nous voulons. Sur le fond, on ne le répétera jamais assez, il est primordial d'agir avant tout sur les causes de l'immigration. Stopper la politique du tout répressif et renforcer le co-développement.
Le co-développement c'est la gestion partagée et l'action à la source pour améliorer les conditions de vie. Cela parait évident, et pourtant ce n'est pas du tout le chemin de nos politiques actuelles. Il nous faut accompagner les nouvelles autorités issues de la révolution en Tunisie et en Egypte vers le développement démocratique et économique. Les politiques européennes doivent se concentrer sur les projets qui visent à créer de l'emploi et dynamiser l'économie. De manière plus générale, le co-développement doit à la fois se concentrer sur le rétablissement d'une agriculture de proximité car il faut en finir avec la monoculture et l'agriculture d'exportation qui ont produit des dégâts irrémédiables dans les pays en développement et promouvoir un développement économique auto centré, destiné aux populations locales.
Il s'agit aussi d'améliorer la gestion de l'aide au développement; de nombreuses études mais aussi les milliards «retrouvés» récemment chez Z.Ben Ali et H.Moubarak nous confortent dans l'idée qu'une partie des fonds accordés par l'UE et d'autres instances ne parviennent pas jusqu'à leurs destinataires. Il est extrêmement difficile d'assurer le suivi concret des aides et encore plus d'apparaître en donneur de leçons alors même qu'à cet égard les pays africains n'ont pas le monopole du détournement des fonds et de la corruption (les exemples sont nombreux en Europe). Le suivi des aides reste cependant une tâche essentielle, que l'UE s'efforce de réaliser sur son propre territoire, et qui doit être une réalité partout où des fonds sont accordés sur des projets précis.
Pour développer une gestion plus «apaisée» des migrations, l'autre priorité selon moi est de permettre les allers-retours entre les pays d'émigration et d'immigration. Il nous faut organiser ce droit à l'aller-retour pour ceux qui le désirent; une telle politique permettrait à ceux qui veulent de venir pour quelques mois, de repartir et de revenir ensuite ; elle enlèverait la pression sur les migrants qui ne seraient plus obligés de faire un choix définitif, de payer très cher des passeurs, d'entreprendre des voyages dangereux au péril de leur vie, et de se voir, en cas d'échec, perçus comme la honte de leur entourage. En étant encadrée, une telle politique permettrait une gestion apaisée des flux. La Commission européenne a fait une proposition allant dans ce sens pour les travailleurs saisonniers venant de pays tiers mais elle a suscité une levée de boucliers dans plusieurs Etats membres et il n'est pas sûr qu'elle puisse voir le jour.
Bien sur cela ne règle pas tout; on le voit en situation de crise, comme les révolutions arabes nous le montrent, les personnes arrivent par milliers de Tunisie, de Lybie et d'autres pays d'Afrique en situation de grande vulnérabilité: nous faisons face à une situation humanitaire de grande ampleur. De plus, dans un futur lointain, mais certain, il nous faudra penser à la gestion des flux migratoires dûs au réchauffement climatique - les réfugiés du climat - et cela demande une réflexion qui va au-delà du réflexe d'expulsion comme but en soi et du manque de solidarité entre les pays de l'UE. La crise de Lampedusa met ainsi en lumière les menaces qui pèsent sur l'Union en tant que communauté: menace sur la libre circulation des personnes, un des acquis fondamentaux de l'UE, et menace de repli sur soi devant le manque de solidarité et de partage des charges. Accompagner les révolutions dans les pays arabes, ce n'est pas juste se féliciter de la chute d'un dictateur, c'est aussi gérer «l'après» et notamment les déplacés, les réfugiés... en ayant une vision coordonnée et une réflexion sur le futur, notamment sur la question de savoir quelles relations l'UE souhaite établir sur le long terme avec ces nouveaux régimes. Il s'agit en clair de réfléchir sur la création d'une vraie Union pour la méditerranée. Bref tout le contraire de ce que font aujourd'hui les Etats membres, notamment français, qui institutionnalisent le repli national au lieu d'ouvrir les perspectives et de chercher une solution commune en fédérant tous les pays européens.
Jean-Luc Bennahmias
15.04.11
Notes:
(1) Rapport mondial sur le développement humain 2009 intitulé «lever les barrières: mobilité et développement humain»
(2) Chiffres Eurostat 2010- 1. Chypre, 2. Suède, 3. Belgique, 4. Luxembourg, 5. Autriche, 6. Danemark, 7. Grèce, 8. Pays-Bas, 9. France
(3) Chiffres Eurostat 2010- France: sur 37 620 décisions, 5 115 réponses positives- Allemagne: 45 310 décisions rendues, 10 445 étaient positives - Royaume-Uni: 26 690 décisions, 6440 positives
Source: mediapart
Avec environ 200 millions de migrants de par le monde, la question de la gestion des flux migratoires est un des grands défis mondiaux. A l'échelle de l'Union européenne (UE) la politique migratoire est aujourd'hui restrictive quand elle n'est pas dans l'impasse. Dans tous les cas, elle manque d'ambition et reste dans le court terme quand il faudrait s'appuyer sur le co-développement, promouvoir les allers-retours pour les migrants, élaborer une véritable politique d'immigration commune à l'échelle de l'UE démocratique et humaniste et enfin construire une véritable union pour la Méditerranée.
Lampedusa, cette petite île italienne, située à mi-chemin entre la Sicile et la Tunisie, est devenue, en l'espace de quelques semaines, le symbole de l'impasse dans laquelle se trouve la politique migratoire européenne. Les révolutions qui secouent en ce moment les pays arabes provoquent des déplacements de population. Instabilité, incertitude et répression parfois violente et arbitraire, conduisent des milliers de Tunisiens, Egyptiens et Libyens à fuir direction l'Europe. Sur leur chemin, l'île de Lampedusa n'est, pour la plupart d'entre eux, qu'une étape vers d'autres pays européens. Plus de 20.000 migrants auraient ainsi débarqué sur l'île depuis la mi-février, suscitant les cris d'alarme du gouvernement italien et la réaction plus que réservée de ses partenaires européens. La frilosité européenne est dénoncée par l'Italie, l'Union ayant pour le moment seulement déployé des moyens limités par l'intermédiaire de Frontex, son agence de gestion des frontières extérieures, tandis que les Etats membres - en premier lieu la France - font la sourde oreille après avoir «sous traité» pendant des années la gestion des flux migratoires aux pays de la rive sud de la méditerranée (dont la Lybie et le Maroc).
Un paquet législatif relatif à la politique d'immigration et d'asile est bien en cours d'élaboration au sein de l'UE mais les négociations sont bloquées. Le règlement Dublin II qui régit le droit d'asile est quant à lui dénoncé par les pays européens riverains de la Méditerranée qui demandent sa révision pour un rééquilibrage de la politique d'asile. L'attitude de certains pays envers l'immigration, dont la France, n'arrange rien. Loin d'adopter une approche fondée sur la solidarité entre Etats membres, chaque Etat commence à se replier sur ses frontières - le jeu de «ping pong» entre l'Italie et la France est emblématique de l'inexistence d'une politique d'immigration commune ou même d'une volonté d'avoir une approche partagée. M. Berlusconi, seul face à la gestion de la crise, a agi par provocation en annonçant qu'il allait octroyer des visas Schengen aux personnes arrivées à Lampedusa leur permettant de voyager dans l'espace Schengen pour 6 mois, mettant ainsi en lumière le caractère européen du problème. Et c'est une évidence qu'un pays ne peut à lui seul faire face à la crise. Loin de déclencher une réaction de solidarité, sa décision a accentué le repli sur soi. M. Guéant, ministre français de l'intérieur en charge de l'immigration, a déclaré que la France n'avait pas vocation à accueillir ces immigrés et qu'elle les bloquerait à la frontière en vérifiant s'ils satisfont aux conditions relatives aux visas Schengen. Durcissant chaque jour sa position, M.Guéant institutionnalise le repli national au lieu d'œuvrer à une gestion commune de la crise.
A l'issue de la réunion des ministres européens en charge de l'immigration à Luxembourg le lundi 11 avril, on ne peut que constater l'échec des ambitions européennes en matière de politique d'immigration, quelques Etats membres (France, Allemagne, Autriche) ayant ainsi annoncé leur souhait de rétablir provisoirement les frontières! Une telle décision remettrait en cause la libre circulation des personnes, une des libertés fondamentales de l'UE. La désinvolture avec laquelle ces Etats portent atteinte à des libertés fondamentales de l'Union montre le peu de cas qu'ils font de l'acquis européen et des droits fondamentaux.
M. Guéant - mais il n'est pas le seul - semble croire qu'il est non seulement désirable mais possible d'éliminer toute immigration (jeudi 7 avril dernier, il a ainsi annoncé vouloir réduire l'immigration légale). Si la gestion - la plus humaine possible - des flux migratoires est une nécessité et même une urgence absolue, il n'existe pas de frontière qui soit étanche, complètement imperméable aux influences extérieures. Les utopistes d'aujourd'hui sont ceux qui prétendent vouloir «éradiquer» toute immigration! L'immigration zéro est un mythe.
Sans rentrer dans le débat du besoin ou non de l'immigration pour des raisons économiques dans nos sociétés vieillissantes, pour combler la pénurie de main d'œuvre dans les secteurs dits en tension, et les métiers pénibles, il est assez facile de voir que dans un monde globalisé dans lequel les technologies de l'information et de la communication rendent le monde entier connecté, ceux qui aspirent à une plus grande sécurité physique, politique mais aussi économique trouvent vite leur eldorado dans les territoires les plus «favorisés» - le monde globalisé rend visible l'extrême pauvreté des PMA, les tensions voire conflits politiques et les violences dans certains pays dits du Sud et de l'autre côté les pays riches, industrialisés, démocratiques et prospères... parce que le fossé entre pays riches et pays en développement s'offre aux yeux de tous, les moins favorisés et les plus menacés tentent, et c'est parfois un instinct de survie, d'aller là où ils pensent avoir une chance. Paradoxalement, pour atteindre cette nouvelle chance, ils mettent souvent leur vie en danger.
N'oublions pas que les candidats à l'émigration sont souvent prêts à faire des voyages dantesques, à traverser la mer méditerranée ou un continent entier dans des conditions terribles, au péril de leur vie - l'actualité nous en a donné un dernier triste exemple: début avril, une embarcation a coulé au large de Lampedusa entrainant plus d'une centaine de disparus. Ces gens, désespérés et déterminés, ne sont pas du genre à se laisser dissuader par quelque loi que ce soit.
Arrêtons donc de disserter sur de prétendues solutions miracles et d'élaborer des politiques uniquement fondées sur l'expulsion et le renforcement des frontières extérieures comme le propose M.Guéant pour qui l'unique politique consiste à renforcer les patrouilles en mer méditerranée et les contrôles sur le territoire français (il a annoncé le 11 avril la création d'une compagnie républicaine de sécurité supplémentaire de la police pour aider les forces de l'ordre à contrôler les Tunisiens arrivant en France). Ces politiques sont à sens unique, indignes du respect des valeurs européennes, sans parler du respect du droit (cf. expulsions collectives et discriminations interdites par le droit européen - la France a été mise en cause dans la gestion de la minorité Rom) et elles sont, de surcroît, condamnées à l'inefficacité.
Se replacer rapidement dans un contexte historique permet de réaliser que les migrations ont toujours existé. La France comme d'autres pays européens ont toujours été des territoires d'immigration. Il est donc complètement artificiel de dénoncer aujourd'hui de prétendues vagues - et encore plus de «tsunamis» selon le terme du ministre italien de l'intérieur - d'immigration. Il ne faut pas non plus oublier que la majorité des flux migratoires a lieu entre pays de la même catégorie de développement: 60 % des migrations ont lieu entre pays développés ou entre pays en développement et 40% entre pays en développement et pays développés selon le rapport mondial sur le développement humain 2009 (1).
De plus, aujourd'hui les chiffres, notamment sur l'asile, relativisent la générosité de la politique d'accueil de la France. Si en chiffres absolus, la France est bien le pays européen qui reçoit le plus de demandes d'asile, lorsque l'on pondère les chiffres en fonction de la population, c'est-à-dire en fonction de la capacité d'absorption des Etats, la France est derrière la Suède, la Belgique ou encore le Danemark (elle émerge en 9è position) (2). Surtout, la France est un des pays qui rejette le plus les demandes d'asile qui lui sont faites: 86.4 % des demandes sont rejetées (10% au dessus de la moyenne UE); le taux d'octroi du statut de réfugiés en France est ainsi inférieur à celui de l'Allemagne ou au Royaume-Uni (3). M. Guéant a alors beau jeu de clamer que la France est championne de l'accueil en Europe. La France comme pays d'accueil est une idée qui a bien vécue. Et les chiffres sont là pour le prouver. En 2010, au total, la France a ainsi accordé l'asile à moins de demandeurs que l'Allemagne ou le Royaume-Uni.
Dans le débat actuel c'est la confusion générale, en partie entretenue par les responsables politiques, à la fois sur les chiffres et sur les procédures d'accueil. M. Guéant mélange tout: immigration légale, illégale, réfugiés... on retombe dans le clivage nationaux/étrangers! La procédure d'asile ne concerne pas tous les migrants. Ces derniers ne se déplacent pas tous pour les mêmes raisons, tous ne viennent pas des mêmes pays et tous ne rentrent donc pas dans les mêmes catégories. Il faut bien voir que l'asile qui octroie le statut de réfugié à des personnes fuyant leur pays en guerre ou parce qu'ils sont sous une menace politique ou religieuse reste une procédure spécifique, dont ne bénéficient au final que très peu de migrants (les chiffres ci-dessus montrent que 2/3 des demandes échouent). L'Union doit pourtant protection à ces populations menacées. C'est pour cette raison que, face à la crise de Lampedusa, la Commissaire européenne, C. Malmstrom, a lancé un appel à la solidarité pour que les Etats membres accueillent les réfugiés en provenance de Lybie notamment - car si certains sont déjà arrivés, essentiellement à Malte - l'Union peut s'attendre à une augmentation des flux dans les semaines à suivre. Sur cette question il faut être clair: l'UE doit accueillir tous ceux qui répondent aux conditions de demande d'asile, sans exception - n'en déplaise à M. Guéant et Mme Le Pen, ces réfugiés doivent être protégés, c'est une exigence humaine.
Il nous faut aussi réviser cette procédure d'asile, qui pose à l'heure actuelle de nombreux problèmes notamment parce qu'elle fait porter le poids de la migration sur les pays européens de la rive méditerranée (le règlement Dublin II prévoit que l'Etat membre compétent pour traiter de la demande d'asile est l'Etat par lequel le migrant est entré sur le territoire de l'UE) mais aussi parce qu'il est toujours difficile de définir précisément (en dehors des pays en guerre) qui est menacé, qui ne l'est pas. Les migrants arrivant sur l'île de Lampedusa en provenance de la Tunisie sont principalement des migrants économiques argumentent la Commission européenne et la France, et ne sont donc pas éligibles à l'asile. Seules les menaces politiques et religieuses sont prises en compte, ce qui pose des problèmes d'application: comment prouver qu'on a été torturé, violé, comment traiter les dissidents politiques dont ceux qui sont issus des pays d'apparence démocratique... mais ce qui soulève aussi des interrogations sur les critères pris en compte. Il n'existe pas d'autres critères, type économique, qui pourraient servir de base à l'asile. Or il est parfois difficile de distinguer entre un migrant économique et politique et la migration de type économique peut très bien relever elle aussi de la survie.
Les chiffres le montrent, l'asile est accordé à une minorité de demandeurs. La politique française en matière d'immigration est parfois à la limite de la légalité (expulsions de Roms), souvent inhumaine et moralement inacceptable: il est inacceptable de renvoyer les Afghans en Afghanistan et les personnes malades au mépris du droit d'asile, inacceptable aussi d'aller chercher directement les enfants dans les écoles, inacceptable de faire des centres de rétention des prisons... Le respect des droits des personnes, l'accueil des associations et des avocats doivent être assurés en permanence au sein de ces centres, centre de détention n'est pas prison! Nous sommes aujourd'hui dans une logique de contrôle et de répression qui l'emporte sur une gestion humaine des problèmes.
Alors que faire? L'immigration, qui sous-entend le passage de frontières, est un sujet européen par excellence. La gestion des flux migratoires ne peut donc se faire qu'à l'échelle de l'Union. En l'absence de frontières intérieures dans l'espace Schengen et dans l'objectif d'une intégration européenne plus approfondie dans le domaine des affaires intérieures, la gestion doit être concertée. Elle ne peut être supportée par un seul Etat membre, a fortiori une île, ni même par quelques Etats. Il nous faut un plan européen, mais un plan qui apporte une valeur ajoutée. Une politique européenne qui est restrictive comme la directive retour, surnommée la directive de la honte, ou discriminatoire comme s'annonce la directive sur le permis unique en cours de négociation, n'a aucun intérêt et a même un impact négatif sur les politiques nationales, les Etats membres s'en servant pour aller plus loin dans les politiques restrictives et discriminatoires. Pour pallier l'urgence, le plan doit partager la pression que subit l'Italie aujourd'hui, et à plus long terme, il doit rééquilibrer le règlement Dublin II. La clause de solidarité qui existe dans le traité (article 80 TFUE) doit être activée: elle prévoit le partage des charges entre tous les Etats membres dans le domaine de l'asile et de la politique migratoire. Et au delà de l'asile, il nous faut engager la réflexion sur la politique d'immigration que nous voulons. Sur le fond, on ne le répétera jamais assez, il est primordial d'agir avant tout sur les causes de l'immigration. Stopper la politique du tout répressif et renforcer le co-développement.
Le co-développement c'est la gestion partagée et l'action à la source pour améliorer les conditions de vie. Cela parait évident, et pourtant ce n'est pas du tout le chemin de nos politiques actuelles. Il nous faut accompagner les nouvelles autorités issues de la révolution en Tunisie et en Egypte vers le développement démocratique et économique. Les politiques européennes doivent se concentrer sur les projets qui visent à créer de l'emploi et dynamiser l'économie. De manière plus générale, le co-développement doit à la fois se concentrer sur le rétablissement d'une agriculture de proximité car il faut en finir avec la monoculture et l'agriculture d'exportation qui ont produit des dégâts irrémédiables dans les pays en développement et promouvoir un développement économique auto centré, destiné aux populations locales.
Il s'agit aussi d'améliorer la gestion de l'aide au développement; de nombreuses études mais aussi les milliards «retrouvés» récemment chez Z.Ben Ali et H.Moubarak nous confortent dans l'idée qu'une partie des fonds accordés par l'UE et d'autres instances ne parviennent pas jusqu'à leurs destinataires. Il est extrêmement difficile d'assurer le suivi concret des aides et encore plus d'apparaître en donneur de leçons alors même qu'à cet égard les pays africains n'ont pas le monopole du détournement des fonds et de la corruption (les exemples sont nombreux en Europe). Le suivi des aides reste cependant une tâche essentielle, que l'UE s'efforce de réaliser sur son propre territoire, et qui doit être une réalité partout où des fonds sont accordés sur des projets précis.
Pour développer une gestion plus «apaisée» des migrations, l'autre priorité selon moi est de permettre les allers-retours entre les pays d'émigration et d'immigration. Il nous faut organiser ce droit à l'aller-retour pour ceux qui le désirent; une telle politique permettrait à ceux qui veulent de venir pour quelques mois, de repartir et de revenir ensuite ; elle enlèverait la pression sur les migrants qui ne seraient plus obligés de faire un choix définitif, de payer très cher des passeurs, d'entreprendre des voyages dangereux au péril de leur vie, et de se voir, en cas d'échec, perçus comme la honte de leur entourage. En étant encadrée, une telle politique permettrait une gestion apaisée des flux. La Commission européenne a fait une proposition allant dans ce sens pour les travailleurs saisonniers venant de pays tiers mais elle a suscité une levée de boucliers dans plusieurs Etats membres et il n'est pas sûr qu'elle puisse voir le jour.
Bien sur cela ne règle pas tout; on le voit en situation de crise, comme les révolutions arabes nous le montrent, les personnes arrivent par milliers de Tunisie, de Lybie et d'autres pays d'Afrique en situation de grande vulnérabilité: nous faisons face à une situation humanitaire de grande ampleur. De plus, dans un futur lointain, mais certain, il nous faudra penser à la gestion des flux migratoires dûs au réchauffement climatique - les réfugiés du climat - et cela demande une réflexion qui va au-delà du réflexe d'expulsion comme but en soi et du manque de solidarité entre les pays de l'UE. La crise de Lampedusa met ainsi en lumière les menaces qui pèsent sur l'Union en tant que communauté: menace sur la libre circulation des personnes, un des acquis fondamentaux de l'UE, et menace de repli sur soi devant le manque de solidarité et de partage des charges. Accompagner les révolutions dans les pays arabes, ce n'est pas juste se féliciter de la chute d'un dictateur, c'est aussi gérer «l'après» et notamment les déplacés, les réfugiés... en ayant une vision coordonnée et une réflexion sur le futur, notamment sur la question de savoir quelles relations l'UE souhaite établir sur le long terme avec ces nouveaux régimes. Il s'agit en clair de réfléchir sur la création d'une vraie Union pour la méditerranée. Bref tout le contraire de ce que font aujourd'hui les Etats membres, notamment français, qui institutionnalisent le repli national au lieu d'ouvrir les perspectives et de chercher une solution commune en fédérant tous les pays européens.
Jean-Luc Bennahmias
15.04.11
Notes:
(1) Rapport mondial sur le développement humain 2009 intitulé «lever les barrières: mobilité et développement humain»
(2) Chiffres Eurostat 2010- 1. Chypre, 2. Suède, 3. Belgique, 4. Luxembourg, 5. Autriche, 6. Danemark, 7. Grèce, 8. Pays-Bas, 9. France
(3) Chiffres Eurostat 2010- France: sur 37 620 décisions, 5 115 réponses positives- Allemagne: 45 310 décisions rendues, 10 445 étaient positives - Royaume-Uni: 26 690 décisions, 6440 positives
Source: mediapart
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