«L’homme contemporain court le risque de devenir un ignorant bourré d’informations», explique Ignacio Ramonet, spécialiste des médias, dans son nouveau livre l’Explosion du journalisme (Éditions Galilée). Le développement d’Internet, s’il menace la presse papier, pourrait aussi marquer l’essor d’une démocratie renouvelée dans laquelle transparence et fluidité éroderaient toutes les dominations.
- Vous dites que «le journalisme traditionnel se désintègre complètement».
- Ignacio Ramonet. Oui, parce qu’il est attaqué de toutes parts. D’abord il y a l’impact d’Internet. Il est clair qu’Internet, en créant un continent médiatique inédit, a produit un journalisme nouveau (blogs, pure players, leaks.) directement en concurrence avec le journalisme traditionnel. Ensuite, il y a ce qu’on pourrait appeler la «crise habituelle» du journalisme, qui préexistait à la situation actuelle, c’est-à-dire la perte de crédibilité, directement liée à l’accélération générale des médias; la consanguinité entre un certain nombre de journalistes et d’hommes politiques. Le tout suscitant une méfiance générale du public. Enfin, il y a la crise économique qui provoque une chute très importante de la publicité, principale source de financement des médias privés. Ce qui entraîne de lourdes difficultés de fonctionnement pour les rédactions.
- Vous évoquez une perte de crédibilité, pourquoi?
- I. R. La perte de crédibilité des grands médias s’est accentuée ces deux dernières décennies essentiellement comme conséquence de l’accélération du fonctionnement médiatique. La presse n’a jamais été parfaite, faire du bon journalisme a toujours été un combat. Mais depuis le milieu des années 1980, nous avons assisté à deux substitutions. D’abord, l’information en continu à la télévision, plus rapide, a pris le pas sur l’information délivrée par la presse écrite. Cela a abouti à une concurrence plus vive entre médias, une course de vitesse qui laisse de moins en moins le temps de vérifier les informations. Ensuite, à partir du milieu des années 1990 avec le développement d’Internet, et depuis deux ou trois ans avec l’irruption de «néojournalistes», ces témoins-observateurs d’événements (sociaux, politiques, météorologiques, faits divers) qui sont une nouvelle source d’information extrêmement sollicitée par les médias eux-mêmes.
- Malgré ces pratiques de proximité, le public semble avant tout justifier sa défiance à l’égard de la presse par la promiscuité entre le pouvoir et les journalistes.
- I. R. Pour la plupart des citoyens, le journalisme se résume à quelques journalistes: ceux que l’on voit toujours et partout. Une vingtaine de personnalités connues, qui vivent un peu «hors sol», qui passent beaucoup de temps «embedded» avec les hommes politiques, et qui sont globalement fort conciliants avec eux. Bref, il s’est ainsi constituée une sorte de noblesse du quant à soi, leaders politiques et journalistes célèbres vivent et se marient même entre eux, c’est une nouvelle aristocratie. Mais ce n’est pas du tout la réalité du journalisme. La caractéristique principale de ce métier, aujourd’hui, c’est avant tout la précarisation. La plupart des jeunes journalistes sont exploités, très mal payés; ils travaillent à la pige, à la tâche, dans des conditions préindustrielles. Plus de 80 % des journalistes ont de petits salaires, toute la profession vit sous la menace de licenciements. Donc, à tous égards, la vingtaine de journalistes célèbres n’est pas représentative et masque la misère sociale du journalisme français. Et cela n’a pas changé avec Internet, cela s’est même aggravé. Dans les sites d’information en ligne créés par la plupart des médias, les conditions de travail sont encore pires. Est ainsi apparue une nouvelle sorte de journalistes exploités: les forçats de l’info, les pigistes d’abattage, les OS du Web, les galériens du clavier. Ce qui peut les consoler c’est que, peut-être, l’avenir leur appartient.
- Dans ces conditions le journalisme peut-il encore se prévaloir du titre de quatrième pouvoir, agit-il encore comme un contre pouvoir?
- I. R. On assiste à une extraordinaire concentration des médias. Si on observe la structure de la propriété de la presse nationale française, on constate qu’elle est entre les mains d’un très petit nombre de groupes. Une poignée d’oligarques - Lagardère, Pinault, Arnault, Dassault - est devenue propriétaire des grands médias français. Des médias qui expriment de moins en moins une pluralité mais sont soupçonnés de protéger les intérêts des grands groupes financiers et industriels auxquels ils appartiennent. En ce sens il y a crise du «quatrième pouvoir». Sa mission historique, qui consiste à créer une opinion publique disposant d’un sens critique et susceptible de participer activement au débat démocratique, n’est plus garantie. Aujourd’hui, les médias cherchent, au contraire, à domestiquer la société pour éviter toute remise en cause du modèle dominant. Les grands médias ont créé un consensus autour d’un certain nombre d’idées (la mondialisation, la construction européenne, le nucléaire, le libre-échange) considérées comme étant «bonnes pour tout le monde» et qui ne peuvent être contestées. Si vous les contestez, vous quittez ce qu’Alain Minc appelle le «cercle de la raison». Vous êtes donc dans la déraison.
- Vous appelez de vos vœux un cinquième pouvoir.
- I. R. Oui, si l’on fait le constat que le «quatrième pouvoir» ne fonctionne pas, cela pose un grave problème à la démocratie. Car il n’est pas imaginable de concevoir une démocratie sans véritable contre-pouvoir de l’opinion publique. L’une des spécificités d’une démocratie réside dans cette tension permanente entre le pouvoir et son respectif contre-pouvoir. C’est ce qui fait la versatilité, l’adaptabilité et la réalité de ce système. Le gouvernement a une opposition, le patronat a les syndicats. Mais les médias n’ont pas - et ne veulent pas avoir! - de contre-pouvoir. Or il y a une forte demande sociale d’informations sur l’information. Beaucoup d’associations, comme l’Acrimed, par exemple, passent déjà au crible de la véracité, le fonctionnement des médias. Les gens veulent savoir comment fonctionne la manipulation médiatique. Pour mieux s’en défendre. C’est ainsi qu’aujourd’hui nos sociétés démocratiques construisent, dans le tâtonnement bien entendu, un «cinquième pouvoir». Le plus difficile étant de faire admettre aux médias dominants que ce «cinquième pouvoir» puisse exister et qu’ils lui donnent la parole.
- Vous faites dans votre ouvrage un constat alarmant sur l’avenir de la presse écrite en général, qu’en est-il de la presse d’opinion?
- I. R. Les journaux les plus menacés sont, selon moi, ceux qui reproduisent toutes les informations générales et dont la ligne éditoriale se dilue totalement. Si pour le citoyen il est important que toutes les opinions s’expriment, cela ne veut pas dire que chaque média, en son sein, soit obligé de reproduire toutes ces opinions. En ce sens, la presse d’opinion, non pas une presse idéologique qui se ferait le relais d’une organisation politique, mais une presse d’opinion capable de défendre une ligne éditoriale définie par sa rédaction, est nécessaire. Dans la mesure où, pour tenter de combattre la crise de la presse, des journaux ont décidé de mettre sur le même plan, dans leurs colonnes, toutes les thèses politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, au prétexte que tout se vaut, de nombreux lecteurs ont cessé d’acheter ces journaux. Parce que l’une des fonctions d’un journal, en plus de fournir des informations, est de conférer une «identité politique» à son lecteur. Or désormais, «leur» journal ne dit plus, aux lecteurs, qui ils sont. Au contraire, ils troublent son identité politique et l’égarent. Ils achètent, mettons, Libération et y lisent, par exemple, un entretien avec Marine Le Pen. Pourquoi pas? Mais ils peuvent y découvrir qu’ils ont peut-être quelques idées en commun avec le Front national. Et nul ne les rassure. Et cela les inquiète. Un tel brouillage de ligne a confondu de nombreux lecteurs. D’autant qu’aujourd’hui le flot d’informations qui circule sur Internet peut leur permettre de se faire leur propre opinion. En pleine crise des médias, le succès de l’hebdomadaire allemand Die Zeit est significatif. Il a choisi d’aller à l’encontre des idées et des informations dominantes, avec des articles de fond, longs, parfois ardus. Et il voit ses ventes s’accroître. Au moment où toute la presse fait la même chose: des articles de plus en plus courts, avec un vocabulaire d’à peine 200 mots. Die Zeit a choisi une ligne éditoriale claire et distincte, et se souvient par ailleurs que le journalisme est un genre littéraire.
- S’agissant de cette hyperabondance d’informations, d’Internet et de ses réseaux sociaux, vous évoquez tour à tour sagesse collective et abrutissement collectif?
- I. R. Jamais dans l’histoire des médias on a vu les citoyens contribuer autant à l’information. Aujourd’hui, si vous mettez une information en ligne, elle peut être contredite, complétée, discutée par tout un essaim d’internautes, qui, sur beaucoup de sujets, seront au moins aussi qualifiés, voire plus, que le journaliste auteur de l’article. Donc on assiste à un enrichissement de l’information grâce à ces «néojournalistes», ceux que j’appelle les «amateurs-professionnels». Rappelons que nous sommes dans une société qui n’a jamais produit autant de diplômés de l’enseignement supérieur, le journalisme s’adresse donc aujourd’hui à un public, qui par segments, bien sûr, très éduqué. Par ailleurs, les dictatures qui veulent contrôler l’information n’y parviennent plus, on l’a vu en Tunisie, en Égypte et ailleurs. Souvenons-nous que l’apparition de l’imprimerie, en 1440, n’a pas uniquement transformé l’histoire du livre, elle a bouleversé l’histoire et le fonctionnement des sociétés. De même, le développement d’Internet n’est pas qu’une rupture dans le champ médiatique, il modifie les rapports sociaux. Il crée un nouvel écosystème qui produit parallèlement une extinction massive de certains médias, en particulier de la presse écrite payante. Aux États-Unis quelque 120 journaux ont déjà disparu. Cela veut-il dire que la presse écrite va disparaître? La réponse est non, l’histoire montre que les médias s’empilent, ils ne disparaissent pas. Cependant, peu de journaux vont résister. Survivront ceux qui auront une ligne claire, qui proposeront des analyses fouillées, sérieuses, originales, bien écrites. Mais le contexte d’hyperabondance d’informations a également pour effet de désorienter le citoyen. Il n’arrive plus à distinguer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux? Il vit dans un sentiment permanent d’insécurité informationnelle. De plus en plus, les gens vont donc se mettre rechercher des informations de référence.
- Comment assurer un avenir à l’information et à ceux qui la font alors que celle-ci est désormais accessible gratuitement?
- I. R. S’il est incontestable que c’est la presse en ligne qui va dominer l’information dans les années à venir, reste évidemment à trouver un modèle économique viable. Pour l’instant, la culture dominante d’Internet est effectivement la gratuité. Mais nous sommes, au moment actuel, entre deux modèles, et aucun des deux ne fonctionne. L’information traditionnelle (radio, télévision, presse écrite) est de moins en moins rentable, et le modèle de l’information en ligne ne l’est pas encore, à de très rares exceptions près.
- Au fond, ces nouveaux espaces médiatiques ont-ils une chance de modifier les rapports de domination qui prévalent aujourd’hui au sein même de la société?
- I. R. J’ai consacré, dans mon ouvrage, un chapitre important à WikiLeaks (site Internet qui donne audience aux «fuites d’informations»). C’est le domaine de la transparence. Dans nos sociétés contemporaines, démocratiques, ouvertes, il sera de plus en plus difficile, pour le pouvoir, d’avoir une double politique: l’une vis-à-vis de l’extérieur, et l’autre plus opaque, plus secrète, à usage interne, où le droit et les lois peuvent être transgressés. WikiLeaks a fait la démonstration que les médias traditionnels ne fonctionnaient plus et n’assumaient plus leur rôle. C’est dans la niche de leurs carences que WikiLeaks a pu pousser et se développer. Ce site a aussi dévoilé que la plupart des États avaient un côté obscur, caché. Mais le grand scandale, c’est qu’après les révélations de WikiLeaks, il ne se soit rien passé! Par exemple, WikiLeaks a révélé que, à l’époque de la guerre d’Irak, un certain nombre de dirigeants socialistes français allaient faire allégeance à l’ambassade des États-Unis à Paris pour expliquer aux Américains que s’ils avaient été au pouvoir, ils auraient engagé la France dans cette guerre. Et cela n’a pas fait de vague. Alors que c’était presque de la haute trahison.
- Cette évolution vers plus transparence peut-elle alors avoir des effets concrets?
- I. R. Elle va nécessairement jouer sur les privilèges des élites et les rapports de domination. Si les médias peuvent jusqu’ici s’attaquer au pouvoir politique, c’est parce que le politique a perdu beaucoup de son pouvoir au profit des sphères financières. C’est sans doute dans l’ombre de la finance, des traders, des fonds de pension. que s’établit aujourd’hui le véritable pouvoir. Or ce pouvoir demeure préservé parce qu’il est opaque. Il est significatif que la prochaine grande révélation de WikiLeaks concerne justement le secret bancaire! Il est possible aujourd’hui, grâce aux nouveaux systèmes médiatiques, de s’attaquer à ces espaces occultes. Ce pouvoir est comme celui des vampires, la lumière le dissout, le réduit en poussière. On peut espérer que, grâce aux nouveaux médias numériques, ce sera au tour du pouvoir économique et financier d’être désormais interrogé et dévoilé.
Entretien réalisé par Frédéric Durand
13.04.11
Source: medelu
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