vendredi 29 janvier 2010

Le poids de l'Histoire...


Depuis huit jours, l’information télévisuelle qui nous vient d’Haïti est construite selon un modèle immuable : survol de Port-au-Prince, vue générale sur des amas de pierres et de tôles, sur des armatures métalliques tordues, des empilements de dalles brisées, d’où émergent parfois des restes humains ; et un peu plus loin, des alignements de cadavres jetés à la va-vite sur une chaussée défoncée. On va ensuite au-devant de secouristes (admirables médecins ou infirmiers recousant, ligaturant, pansant, amputant, dans la poussière et la crasse, opérant au milieu des cris et des suppliques) ; puis, on nous raconte une «belle» histoire, un «miracle», comme l’on dit, d’enfant ou de vieillard récupéré indemne, tout juste empoussiéré et égratigné.

Images fugitives des derniers efforts des sauveteurs et manifestations de liesse au milieu du chaos. Images qui ont une fonction évidente, et tellement humaine, celle de nous rendre l’espoir face à une réalité désespérée, et de nous faire oublier par l’anecdote l’abomination collective du bilan au moment même où on l’énonce : cent mille, deux cent mille morts. On ne sait pas. Saura-t-on un jour ? Voilà ce que nous voyons. Ces images fortes nous rassemblent. C’est leur immense mérite. Elles relativisent nos petits inconforts de vacanciers ralentis sur le chemin du retour par une route enneigée… Ou par un TGV paresseux. Elles nous renforcent dans la certitude que nous sommes semblables dans nos émotions. Et dans notre élan de solidarité.

Mais, au fond, nous sentons bien qu’il manque quelque chose. Peut-être est-ce trop tôt. Et sans doute n’est-ce pas la tâche première des reporters sur place, qui font admirablement leur métier. Mais nous ressentons un besoin d’explication. Il ne s’agit pas de nier les particularités géologiques de cette région du monde, de sous-estimer la violence du séisme, sa verticalité – un mouvement rare, paraît-il, et qui aurait fait des ravages aussi dans une ville japonaise ou californienne. Il s’agit de regarder en face cette évidence : les catastrophes naturelles sont toujours pires dans les pays de grande misère. Mais d’où vient la grande misère d’Haïti ? Les explications ont un inconvénient ; elles brisent le consensus. Parmi nous, il y a ceux qui pensent que les Haïtiens sont responsables de leur destin. Pour les tenants de cette thèse, la colonisation est histoire ancienne. Il y a en quelque sorte prescription. À tel point que «l’aventure coloniale» peut être contée sur un mode pittoresque. Depuis l’accostage de Christophe Colomb sur l’île qui deviendra Hispaniola, l’extermination des Indiens, l’esclavage – tout cela est si ancien ! – jusqu’à l’occupation par les États-Unis, de 1915 à 1934, en passant par le soulèvement de Toussaint Louverture contre la France, la défaite subie par les troupes de Bonaparte, et l’indépendance en 1804.

Et pourtant, même cette saga exotique n’est pas innocente. C’est ce que pensent les autres, ceux qui, comme nous, croient au poids de l’histoire. Car, qui a oublié que la France de Charles X, revancharde, a estimé à 150 millions de francs or le prix de l’indépendance ? Qui ne se souvient que la jeune nation noire émancipée n’a jamais pu, ensuite, se départir de son endettement ? Passons ici sur le rôle trouble joué par la France, et plus encore par les États-Unis, à l’époque des Duvalier. Il n’est qu’à voir la façon dont, en 1986, Baby Doc a été «congédié» en quelques minutes par les deux ambassadeurs [1] pour se convaincre que le colonialisme n’a pas cessé en 1804. Ceux qui se gaussent du «dernier sanglot de l’homme blanc», selon le titre du livre de Pascal Bruckner, partisans d’un post-colonialisme décomplexé, ont tort de ne pas voir dans cette omniprésence un héritage négatif, et toujours actif. Mais l’évocation historique peut aussi masquer une réalité plus actuelle.

Le colonialisme a surtout changé de forme. On le désigne par des sigles : OMC, APE [2]. Ce sont autant de contraintes commerciales que les grandes puissances font peser sur l’économie haïtienne, soumise à la tyrannie néolibérale. C’est l’interdiction faite aux paysans haïtiens de protéger leur production sur le marché mondial ; c’est l’abolition de toute barrière douanière, l’importation sauvage de riz, de sucre, de produits laitiers, de poulets et d’œufs venus de gros producteurs occidentaux ; c’est la destruction de l’élevage. Plus que tout autre, ce petit pays, dont 80 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, aurait besoin que l’on respecte sa souveraineté alimentaire. Au lieu de cela, l’OMC somme Haïti de s’ouvrir à tous les vents du commerce international.

Que vont faire les grandes puissances après la tragédie de ce mois de janvier ? Sans doute sont-elles prêtes à débloquer des moyens considérables par solidarité. Mais certainement pas à accroître leur aide au développement, et moins encore à changer les règles du commerce international. Ni à effacer une dette qu’elles gonflent par leur concurrence déloyale. C’est ce refus prévisible qui, hélas, désigne Haïti à des désastres futurs.

Denis Sieffert
27.01.10

Notes:
[1] Cité par Nicolas Jallot et Laurent Lesage, Haïti, dix ans d’histoire secrète, éditions du Félin, 1995
[2] Organisation mondiale du commerce, Accord de Partenariat Économique

Source: politis.fr

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