mercredi 30 mars 2011

Israël: "Du mauvais côté"


De toutes les phrases mémorables prononcées par Barack Obama au cours des deux dernières années, celle qui reste gravée dans mon esprit plus que toute autre fut exprimée au cours de son discours du Caire aux premiers jours de son mandat. Il conseillait aux nations de ne pas se placer “du mauvais côté de l’Histoire”.

Il semble que les nations arabes ont pris en considération ce conseil au-delà de ce qu’il aurait pu prévoir. Au cours de ces dernières semaines, elles ont littéralement sauté du mauvais vers le bon côté de l’Histoire. Et quel saut!

Notre gouvernement, cependant, est en train d’évoluer dans la direction opposée. Il est déterminé, semble-t-il, à s’éloigner du bon côté autant qu’il est possible de le faire.

Nous sommes dans un cul-de-sac. Et, par nature, plus vous vous enfoncez dans un cul-de sac, plus la marche arrière que vous devrez effectuer sera longue le moment venu.

Cette semaine une conversation téléphonique fascinante a eu lieu. À un bout de la ligne se trouvait Benjamin Netanyahu et à l’autre la chancelière allemande.

Dans le passé, les dirigeants du monde ne s’adressaient généralement pas directement l’un à l’autre. Bismark ne prenait pas le téléphone pour s’adresser à Napoléon III. Il envoyait des diplomates chevronnés qui savaient comment arrondir les angles et adresser un ultimatum d’une voix aimable.

Netanyahu appelait pour reprocher à Angela Merkel le vote de l’Allemagne en faveur de la résolution du Conseil de sécurité condamnant les colonies – la résolution bloquée par le véto scandaleux des États-Unis. Je ne sais pas si notre Premier ministre a évoqué l’Holocauste, mais il a certainement exprimé sa contrariété de voir que l’Allemagne avait osé voter contre “l’État Juif”.

Il fut choqué par la réponse. Au lieu d’une Madame Merkel contrite s’excusant lamentablement, ses oreilles entendirent une maîtresse d’école le gronder en des termes sans ambiguïté. Elle lui dit qu’il avait trahi toutes ses promesses, qu’aucun des dirigeants du monde n’accorderait plus de crédit à une seule de ses paroles. Elle exigea qu’il fasse la paix avec les Palestiniens.

Si une personne comme Netanyahu pouvait se trouver sans voix, cela lui serait arrivé à ce moment là. Heureusement pour Netanyahu, cela ne peut tout simplement pas lui arriver.

Cette conversation est un symptôme d’un processus en cours: la lente mais constante détérioration de la position internationale d’Israël.

En Israël, on appelle cela “delegitimatsia”. On y voit une sinistre conspiration mondiale, plutôt dans la ligne du Protocole des Sages de Sion. En clair, cela n’a aucun lien avec aucune de nos actions – puisque toutes nos actions sont pures comme l’or. La conclusion qui s’impose: les ennemis d’Israël dans le monde entier – y compris leur cinquième colonne en Israël même – sont en train de comploter la destruction d’Israël par toutes sortes de boycotts.

Nos dirigeants savent comment contrer ce complot: en promulguant des lois. Quiconque fournira aux ennemis d’Israël des listes d’entreprises implantées dans les colonies sera sanctionné. Quiconque appelle à un boycott d’Israël ou des colonies – aux yeux des faiseurs de lois, il ne s’agit que d’une seule et même entité – devra payer des amendes et des indemnités astronomiques, des millions de dollars. Et si cela n’est pas efficace, les ennemis du régime seront envoyés en prison, comme c’est déjà arrivé pour le manifestant pour la paix impénitent Jonathan Pollak.

Mais il apparaît que nos dirigeants ne s’appuient pas sur ces seules mesures. C’est pourquoi, notre secrétaire d’État aux Affaires étrangères (vous vous souvenez? ce génie qui chercha à humilier l’ambassadeur de Turquie en le faisant asseoir sur un tabouret bas?) a décidé de recourir à des remèdes encore plus radicaux: tous les ambassadeurs israéliens seront désormais envoyés à la grotte de Machpela à Hébron pour une rencontre historique avec notre aïeul Abraham qui, selon la croyance juive, y est enterré (les archéologues pensent que c’est un cheikh musulman qui git là dans un repos perturbé.)

Sérieusement, nos dirigeants ressemblent maintenant au gamin de la légende qui enfonça le doigt dans la digue pour arrêter l’eau, encore que dans notre cas c’est l’ensemble de la digue qui est en train de se désagréger.

Oui, la position d'Israël dans le monde continue vraiment à sombrer, mais ce n’est pas à cause d’un complot à l’échelle mondiale unissant les “antisémites” et les “Juifs qui se haïssent”.

Nous sommes en train de sombrer parce que nous sommes du mauvais côté de l’Histoire.

Israël maintient depuis des décennies jusqu’à aujourd’hui un régime d’occupation. Il continue à imposer sa loi à un autre peuple et à l’humilier. Idéologiquement et concrètement, il vit dans l’univers mental du 19è siècle, alors que le reste du monde commence à vivre dans le 21è siècle. La politique d’Israël est tout simplement anachronique.

Le 21è siècle assistera au spectacle de nations qui se rassemblent. Il verra le début d’un ordre mondial, et je suis convaincu que cette idée se réalisera.

Ce n’est pas là une vision d’idéalistes ingénus. C’est une nécessité essentielle pour l’espèce humaine et pour toutes les nations et tous les peuples qui la composent. Le monde est confronté à des problèmes qu’aucun État ni aucun groupe d’États ne pourra résoudre par lui-même. Le réchauffement de la Planète, qui menace l’existence même de l’espèce humaine, est par sa nature même un problème mondial. La crise économique récente a montré que l’effondrement économique d’un pays peut s’étendre comme une traînée de poudre au monde entier. Internet a donné naissance à une communauté à la dimension du monde, dans laquelle les idées se répandent facilement de pays à pays, comme nous le voyons actuellement dans le monde arabe.

Les institutions internationales, qui ne suscitaient dans le passé que dérision, sont lentement en train d’acquérir un réel pouvoir juridictionnel. La Cour Internationale a étendu son influence. Le Droit international, qui était principalement dans le passé une idée abstraite, est en train d’évoluer lentement vers un Droit mondial réel. Des pays importants et forts comme l’Allemagne et la France sont en train d’abandonner librement de larges pans de leur souveraineté au profit de l’Union européenne. Une coopération régionale et mondiale entre nations devient une nécessité politique.

Des concepts comme la démocratie, la liberté, la justice et les droits humains ne sont plus seulement des valeurs morales: dans le monde d’aujourd’hui elles sont devenues des besoins essentiels, les fondements d’un nouvel ordre mondial.

Tous ces processus se déroulent à un rythme d’une lenteur exaspérante, presque géologique. Mais la direction est sans ambiguïté et ne peut être inversée. Quelles que soient les actions d’Obama – ou leur absence – on peut se fier à son intuition concernant la direction.

C’est le “bon côté de l’Histoire”. Mais notre pays ferme les yeux là-dessus. C’est vrai, il excelle dans les plus internationales des activités industrielles, la haute technologie, et il travaille avec succès à développer ses liens économiques avec les régions les plus éloignées du monde. Mais il méprise l’opinion publique internationale, les Nations-Unies et le Droit international. Il reste attaché à une forme de nationalisme qui était “moderne” au temps de la révolution française, lorsque l’“État-nation” représentait l’idéal le plus élevé. Naturellement, le nationalisme n’est pas mort, et il occupe même une place importante dans la conscience des peuples. Mais il s’agit d’une nouvelle forme de nationalisme, le nationalisme du 21è siècle, qui ne s’oppose pas à l’internationalisme mais, au contraire, constitue une brique de l’édifice de la structure internationale.

Les nations arabes se sont brusquement réveillées d’un sommeil séculaire et luttent maintenant pour rattraper les autres nations. Les tyrannies anachroniques qui les ont empêchées de progresser, qui ont gaspillé leurs capacités en leur imposant des schémas de temps révolus, n'ont plus leur place.

Il est difficile de savoir où ces soulèvements, qui sont en train de gagner toute la région allant du Maroc à Oman et de la Syrie au Yémen, vont conduire. Il est difficile de prophétiser, surtout l'avenir.

2011 pourrait bien être pour le monde arabe ce que fut 1848 pour l’Europe. À l’époque, quand le peuple français se souleva, les vagues de la révolution se répandirent sur une bonne partie du continent. Il semble que je ne sois pas le seul à me souvenir aujourd’hui de cet exemple. On peut en apprendre beaucoup et tout n’y est pas positif. En France, le soulèvement balaya un régime corrompu, mais ouvrit la voie à Napoléon III, le premier des dictateurs modernes en Europe. En Allemagne, alors fragmentée en dizaines de royaumes et de principautés, les dirigeants prirent peur et promirent des réformes démocratiques. Mais pendant que se poursuivaient à Francfort les débats de juristes et d’hommes politiques sur la future constitution, les rois rassemblèrent leurs armées, écrasèrent les démocrates et entamèrent une nouvelle période d’oppression. (L’échec de l’assemblée de Francfort trouva son expression dans le vers allemand immortel; “Dreimal hundert Professoren / Vaterland, du bist verloren!” – Trois fois cent professeurs / Mère patrie, te voilà perdue!)

Les révolutions de 1848 laissèrent derrière elles un héritage de déception et de désespoir. Mais elles ne furent pas vaines. Les nobles idées qui prirent naissance au cours de ces mois grisants ne moururent pas, les générations suivantes luttèrent pour les réaliser dans tous les pays du continent. Le drapeau actuel de l’Allemagne vit le jour à cette époque.

Les révolutions arabes aussi pourraient se terminer par un échec et une déception. Elles pourraient donner naissance à de nouvelles dictatures. Ici et là des régimes religieux anachroniques pourraient surgir. Chaque pays arabe est différent des autres et dans chacun d’entre eux les évolutions dépendront de conditions locales. Mais ce qui est survenu hier en Tunisie et en Égypte, ce qui est en train de se produire en Libye et au Yémen, ce qui arrivera demain en Arabie Saoudite et en Syrie façonneront le visage des nations arabes pour longtemps. Elles joueront un rôle tout à fait nouveau sur la scène mondiale.

Israël est dominé par les colons, qui ressemblent par leur attitude aux croisés du 12è siècle. Les partis religieux fondamentalistes, pas tellement différents de leurs équivalents iraniens, jouent un rôle majeur dans notre État. L’élite politique et économique est plongée dans la corruption. Notre démocratie, dans laquelle nous avons placé tant de fierté, est en danger mortel.

Certains font valoir que tout cela arrive parce que “Netanyahu n’a aucune politique”. Absurde. Il a une politique claire: maintenir Israël dans une situation de garnison, pour développer les colonies, pour éviter la création d’un véritable État palestinien et continuer sans paix dans un état de conflit éternel.

En ce moment même une fuite a révélé que Netanyahu se prépare à prononcer un discours historique – encore un – très prochainement. Pas à la Knesset, dont l’importance frise le zéro, mais dans le forum qui a réellement de l’importance: l’AIPAC, le lobby juif de Washington.

C’est là qu’il va exposer son plan de paix, dont les détails ont été également divulgués. Un plan remarquable, qui n’a qu’un petit défaut: il n’a aucun rapport avec la paix.

Il propose de constituer un État palestinien avec des “frontières provisoires”. (Avec nous, rien n’est plus permanent que le “provisoire”). Il comprendra à peu près la moitié de la Cisjordanie. (L’autre moitié, y compris Jérusalem-Est, sera vraisemblablement occupée par des colonies.) Il y aura un calendrier pour la discussion des questions essentielles – frontières, Jérusalem, réfugiés, etc. (Pour Oslo, un calendrier de cinq ans avait été fixé. Il a expiré en 1999, alors que les négociations n’avaient même pas commencé.) Les négociations ne débuteront pas sans que les Palestiniens reconnaissent Israël comme l’État du peuple juif  en acceptant ses “exigences de sécurité”. (Ce qui veut dire: jamais.)

Si les Palestiniens acceptaient un tel plan, il leur faudrait (selon les termes du Secrétaire à la Défense des États-Unis dans un autre contexte) “se faire examiner pour leur état mental”. Mais il va de soi que Netanyahu ne s’adresse pas du tout aux Palestiniens. Son plan est un essai de marketing primaire. (Après tout, il a été dans le passé vendeur de meubles). Le but est de mettre un terme à la campagne internationale de “delegitimatsia”.

Ehud Barak, lui aussi, avait quelque chose à dire cette semaine. Dans une longue interview à la télévision, presqu’entièrement constituée de charabia politique, il a fait une remarque importante: les soulèvements arabes offrent à Israël de nouvelles opportunités. Quelles opportunités? Vous l’avez deviné: l’obtention de quantité plus importantes d’armes américaines. Armes et Amérique über alles.

Et en effet, le seul facteur qui rend cette politique encore possible est la relation sans égale entre Israël et les États-Unis. Mais le réveil arabe, à moyen et à long terme, change l’équilibre de pouvoir entre Israéliens et Arabes – psychologiquement, politiquement, économiquement, et finalement aussi militairement Dans le même temps l’équilibre de pouvoir mondial est aussi en train de changer. De nouveaux pouvoirs apparaissent, d’anciens pouvoirs perdent progressivement de leur influence. Cela ne se produira pas de façon spectaculaire, en une seule fois, mais suivant un processus lent et constant.

C’est de cette façon que l’Histoire évolue. Quiconque se place du mauvais côté en paiera le prix.


Uri Avnéry
05.03.11
[Traduit de l'anglais «Wrong Side» pour l'AFPS : FL/PHL]

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