Le citoyen a cédé la place à l'homme de marché, zombie inculte et asservi.
"N’est homme de culture que celui qui fait passer la vie de son ennemi après sa foi ou les siens."
Hervé Juvin
Deux livres bien différents, un essai d’une rare densité et un roman prophétique, illustrent avec autant de courage que de pertinence le basculement du monde auquel les Européens assistent les bras croisés, comme sidérés par un étrange sentiment de dépossession.
Aux yeux de l’économiste Hervé Juvin la récente crise financière se révèle avant tout morale et politique, puisqu’elle sanctionne des nations anesthésiées par la théologie de la croissance infinie, privées de réelle souveraineté et dociles aux diktats de Wall Street: c’est ce qu’ il appelle "le reversement du monde".
Dans "Le Camp des saints", roman prophétique publié pour la première fois en 1973, Jean Raspail décrit la liquéfaction d’un peuple soumis à une rapide colonisation de peuplement et qui se résigne à un changement de population aux allures de cataclysme.
Tous deux, l’intellectuel et l’artiste, trouvent les mots justes pour poser un diagnostic sans pitié sur l’aveuglement, la veulerie d’Européens fatigués de faire l’Histoire et qui croient qu’il suffit de payer pour jouir d’une paix que nul ne compte plus leur acheter.
Le krach de 2008 constitue pour H. Juvin la première phase d’une révolution et la fin d’un conte de fées, celui d’une unification planétaire sous l’égide de l’individualisme marchand. Aux sources du désastre, la croyance que l’économie constitue le destin et l’oubli de l’antique règle d’airain des civilisations classiques, énoncée il y a vingt-cinq siècles par Héraclite: "Le conflit est le père de toutes choses." La négation ou le refoulement par des intelligences atrophiées des antagonismes fondateurs désarme et asservit les peuples ahuris par un catéchisme mondialiste seriné sur tous les tons par des myriades d’experts, de technocrates, et de politiciens naïfs ou stipendiés. Ses dogmes? Le marché comme horizon indépassable ("il Mercato ha sempre raggione" ), la croissance infinie comme seul avenir concevable, la singularité comme obstacle au "doux commerce" (Montesquieu) et, partant, la nécessaire déconstruction des mœurs et des héritages comme panacée. Bref, l’économisme contre la civilisation. Ou le formatage des âmes, des corps et des esprits par un crédit comparable au Dieu de Pascal, "dont le centre est partout, et la circonférence nulle part", comme tactique de contrôle des masses, plus efficace que les mises au pas totalitaires. La liquidation des sociétés humaines "par l’utopie des droits de l’homme, par l’effacement des frontières et la négation des identités". Juvin fait d’ailleurs remarquer que seule l’Europe, par un masochisme qui lui est propre, refuse d’accorder son système économique à ses valeurs ancestrales, au contraire de l’Inde ou de la Chine, atelier et banque du monde (OPA en cours) qui ne tourne pas le dos à son héritage confucéen. Même la Russie de Poutine, sinistrée par des fous sanguinaires, puis par des pirates sans scrupules, suit désormais ses propres pas, et redécouvre sans complexe son héritage orthodoxe et eurasien. Seule l’Europe accepte de se laisser occuper, espionner, rançonner, et déposséder de son héritage au nom d’une prétendue gouvernance, terme ambigu qui tend à usurper la place de démocratie, sans doute suspect d’ethnocentrisme en raison de ses origines helléniques. Seule l’Europe admet de voir systématiquement critiquées par les idéologues du sans-frontiérisme sa souveraineté, sa légitimité et son unité millénaire. Seule l’Europe se complaît dans cet état d’apesanteur né d’une fuite du réel, d’une amnésie programmée notamment par des escouades de pédocrates gagnés aux dogmes égalitaires autant que travaillés par un ahurissant complexe de haine de soi, opportunément grimée en amour de l’Autre - ce Big Other que raille Jean Raspail, Veau d’Or devant lequel se prosternent nos élites. Ni les Américains du Nord, ni les Chinois, ni les Mahométans n’entendent nier leur identité avec pareil zèle.
Face au retour d’empires autocentrés, qui savent déjà que la frontière et la discrimination constituent des conditions de survie, les Européens continuent de nier la prépondérance de cette triade fondamentale: le sang, le sol et l’esprit. Négation de l’histoire au profit d’abstraites constructions juridiques, négation de la géographie par un étouffant conformisme qui interdit de désigner les menaces, et enfin des racines spirituelles au nom d’un nihilisme satisfait. Décérébré, extrait de force de toutes ses déterminations, le citoyen cède la place à l’homme de marché, zombie inculte, ignorant et amnésique; désarmé et captif d’une bulle empoisonnée, le voilà asservi: telle est la mutation anthropologique du néolibéralisme, qui dissout les liens religieux, ethniques et familiaux au profit d’un dogme unique, celui de l’intérêt individuel (et immédiat) comme seule priorité acceptable par la doxa dominante, celle des usuriers et des marchands d’illusions irénistes ("l’abondance, c’est la paix").
Avec une lucidité effrayante, Juvin commente cette métamorphose: "Le nouveau projet libéral mondialiste conduit au dépassement des structures collectives au nom des droits de l’homme, devenus les droits de l’individu absolu, c’est-à-dire la capacité illimitée de l’individu à se désengager, à se délier, à se défaire de la relation avec les autres, avec la nature et avec lui-même." Ou, presque lyrique: "Non, les hommes ne sont pas les mêmes, et nous n’en avons pas fini avec la terre qui est sous nos pieds, avec la couleur de la peau et la langue de nos rêves (3). (... ) Non, nous n’en avons pas fini avec la puissance, le pouvoir et l’ennemi." Alors que Raspail décrit avec brio la résistance d’une phalange de résistants désespérés qui meurent avec panache (le syndrome "casoar et gants blancs"), Juvin propose des pistes pour sortir de la crise et préparer "l’insurrection des différences".
Tout d’abord un travail pédagogique de réveil à l’histoire, de retour au réel (sang, sol et esprit tous trois équilibrés pour éviter le péril totalitaire, qui réduit souvent la triade à un couple), de rétablissement des limites, des portes et des distinctions (à commencer par celle, vitale, entre l’ami et l’ennemi).
Bref, "un retour au politique"; une exaltation de la diversité réelle et non fantasmée: "Si le monde est fini, compté et petit, la politique redevient l’effet de la puissance, et le fondement de la société politique est la survie de ses membres, à côté, ou bien contre, celle des autres." Esprits libres, Raspail et Juvin nous exhortent à décoloniser notre imaginaire et à nous réapproprier notre légitime volonté d’être et de durer.
Notes:
(1) Hervé Juvin, Le Renversement du monde. Politique de la crise - Gallimard Le Débat.
(2) Jean Raspail, Le Camp des saints - R. Laffont.
(3) Remarque dont tous les Belges ne pourront qu’apprécier la pertinence.
Titre et sous-titre sont de la Rédaction de LLB
Christopher Gérard
Ecrivain. Auteur notamment de “Aux Armes de Bruxelles” (Ed. L’Age d’Homme, 2009).
Lauréat de l’Académie royale
15.03.11
Source: lalibre.be
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