jeudi 10 mars 2011

L'Europe, sourde et aveugle face aux cris du monde arabe

 Les réactions inappropriées des gouvernements européens vis-à-vis des événements en cours dans le monde arabe sont la marque de démocraties usées et apeurées, paralysées par la dépendance énergétique et des impératifs économiques, déplore un chroniqueur espagnol.

J'appartiens à une génération qui a eu le privilège d'assister en direct à quatre grandes vagues de démocratisation: dans le sud de l'Europe (Grèce, Portugal et Espagne); dans l'est européen, soumis à des régimes de type soviétique; dans de nombreux pays latino-américains, après le long automne des dictatures militaires; et enfin aujourd'hui dans le monde arabe, à moins que les choses ne tournent mal. Les révoltes d'Afrique du Nord coïncident avec le 30è anniversaire du “23-F” [coup d'Etat avorté du 23 février 1981 en Espagne]. Cette commémoration doit nous rappeler que tout aurait pu se passer autrement et que les transitions démocratiques sont toujours imprévisibles et délicates.

L'Espagne devrait savoir transmettre son expérience aux pays embarqués dans de tels processus, lesquels demandent un sens très sûr des objectifs, du calendrier et des rapports de force. Hélas, l'Espagne ne fait rien. La sensibilité démocratique la plus élémentaire voudrait qu'un gouvernement qui déploie tant d'énergie à commémorer le 23-F adopte une autre attitude que le silence le plus épais et l'attentisme le plus pathétique face à ce qui se passe en Afrique du Nord. Ainsi, nous avons une ministre des Affaires étrangères [Trinidad Jiménez] qui ne prend jamais position parce qu'elle est toujours en retard d'une information. Ce qui appelle deux réflexions: premièrement, 30 ans après, notre sensibilité démocratique est totalement émoussée; deuxièmement, nous commémorons le 23-F avec une culture de tribu, sans la moindre pensée pour ceux qui aujourd'hui luttent en faveur de la démocratie.

Certes, notre gouvernement peut se consoler en se disant qu'il n'est pas le seul à être perplexe, car c'est le cas de l'Union européenne. Jusqu'à présent, il était de mise d'aduler les dictateurs: cette politique aujourd'hui révolue contamine tant et si bien nos gouvernants qu'ils ne savent ni que dire ni que faire. Voilà qui est purement et simplement scandaleux. Leurs antennes démocratiques sont-elles à ce point détraquées qu'ils ne sont pas capables de reconnaître leurs alliés dans la crise du monde arabe?

L'Espagne, comme l'Europe, se comporte en démocratie usée, paranoïaque et hypocondriaque, privée d'empathie avec les insurgés, incapable de jouer le moindre rôle d'orientation et de soutien dans les transitions démocratiques. Les gouvernements, et une bonne partie des élites, sont empêtrés dans les mensonges et les mythes qu'ils ont eux-mêmes alimentés et auxquels ils ont fini par croire. Le mythe de l'unité du monde arabe et plus généralement de l'islam, qui revient à nier les énormes différences entre les cultures des pays concernés. Le mythe de l'incompatibilité des civilisations, qui, comme le souligne Amartya Sen, réduit nos identités à la seule religion. Le mythe de l'influence d'al-Qaida et de l'islamisme, exagérée pour mieux justifier la guerre contre le terrorisme, pourtant en net recul depuis ces dernières années dans le monde musulman.

Aveuglés par ces illusions, paralysés par la dépendance énergétique et d'autres impératifs économiques, l'Espagne et ses voisins réagissent avec cette mentalité de forteresse assiégée qui fait tant de tort à l'Europe. Peu importe le sort des citoyens arabes qui ont envoyé leurs gouvernements dans les cordes. Seuls comptent l'immigration, l'islamisme et le terrorisme. Peu importe que l'immigration soit la conséquence de la situation dans laquelle les despotes maintenaient leurs peuples. Peu importe que l'islamisme et le terrorisme aient servi d'alibi à la perpétuation de ces régimes criminels. Il y a longtemps que la peur s'est emparée de nos gouvernements. N'oublions pas que c'est l’actuel gouverneur de Ceuta et Melilla qui a rendu infranchissables les grillages [de ces deux enclaves espagnoles en territoire marocain].

La réaction de l'Espagne — et de l'Europe — trahit l'état de délabrement de notre démocratie. Ces citoyens, si souvent perçus depuis ici comme des parias, luttent pour la liberté alors même que nos démocraties reculent chaque jour un peu plus: du même coup, ils nous font apparaître sous notre vrai visage. Ceux qui nous gouvernent ne se rendent pas compte du malaise profond qui parcourt l'Espagne et l'Europe. Ce n'est pas un hasard si, en France, le pamphlet d'un nonagénaire qui invite les Français à s'indigner s'est déjà vendu à plus d’un million d'exemplaires. Ce profond malaise finira par éclater au grand jour. Peut-être alors les gouvernements européens comprendront-ils à quel point ils se sont ridiculisés. J'ai dans l'idée que la prochaine étape de la révolution des réseaux sociaux sera l'Europe.

Josep Ramoneda
01.03.11
Source: courrier international/el païs

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