" (...) ce n'est pas l'amour qui fait fonctionner les sociétés: c'est l'argent, bien sûr, l'intérêt, les rapports de force et de pouvoir, l'égoïsme, le narcissisme... Voilà la vérité de la vie sociale (...): la peur au service de l'intérêt, la force au service des égoïsmes! C'est ainsi, et il est vain de s'en offusquer. Ce serait même malhonnête: de cette société, nous profitons aussi. Ce qu'il a fallu d'égoïsmes bien réglés pour que je reçoive mon salaire, tous les mois, et que je puisse le dépenser tranquillement! La régulation des égoïsmes, tout est là: c'est la grande affaire de la politique. Ne nous racontons pas d'histoires. Si les gens travaillent, s'ils payent leurs impôts, s'ils respectent à peu près la loi, c'est par égoïsme, toujours, et sans doute par égoïsme seulement, le plus souvent. L'égoïsme et la socialité vont ensemble: c'est Narcisse au Club Méditerranée. Inversément, tout courage vrai, tout amour vrai, même au service de la société, suppose ce rapport lucide à soi, qui est le contraire du narcissisme (lequel est un rapport non à soi, mais à son image, par la médiation du regard de l'autre) et que j'appelle la solitude... L'égoïsme et la socialité vont ensemble; ensemble la solitude et la générosité. Solitude des héros et des saints: solitude de Jean Moulin, solitude de l'Abbé Pierre (...) Celui qui ne sait vivre avec soi, comment saurait-il vivre avec autrui? Celui qui ne sait habiter sa propore solitude, comment saurait-il traverser celle des autres? (...)
Faute d'avoir jamais vu une société penser (il n'y a que les individus qui pensent), j'aime mieux parler de démocratie. Qu'elle n'aille pas sans débats, c'est une évidence. Mais que vaudraient les débats sans réflexion des citoyens? J'irais plus loin: s'il y avait une 'pensée sociale', la sociologie ou les sondages d'opinion pourraient tenir lieu de démocratie. Mais alors, c'en serait fini de la République: il n'y aurait plus que la dictature du gros animal, comme dit Platon, autrement dit de la foule, de la simple sommation des égoïsmes individuels ou corporatistes... La République, c'est autre chose: il ne s'agit pas d'additionner des opinions, mais de forger une volonté!
- La volonté du peuple ?
Oui. En un sens, ce n'est qu'une abstraction, puisqu'il n'y a que les individus, à nouveau, qui puissent vouloir quoi que ce soit. Mais la démocratie, par le suffrage universel, réalise cette abstraction. Le peuple n'est peuple qu'autant qu'il est souverain: il se donne l'être en affirmant sa volonté. Hors de quoi il n'y a que la multitude, et rien n'est moins démocratique qu'une multitude. Le gros animal préfère les démagogues; c'est pourquoi les citoyens doivent résister au gros animal. Les démocraties n'échappent au populisme que par cet effort en chacun de penser. La démocratie est donc à charge des citoyens. Allons jusqu'au bout du paradoxe: le peuple (comme souverain) nous est confié à tous (comme citoyens), le peuple n'existe que sous la sauvegarde des individus! Tel est le sens le plus élevé de la politique (...) "
André Comte-Sponville
L'amour la solitude - 1995 - Ed. Paroles d'Aube - Extraits
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