L’Europe prend-t-elle la mesure des enjeux sociaux à l’origine de la révolte arabe et va-t-elle en tenir compte? On est en droit d’en douter…
Mi-février, Zine el-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak sont tombés sous la pression de la rue. A Bruxelles, Catherine Ashton, la «ministre des Affaires étrangères» de l’Union européenne (UE) lance un appel à l’organisation d’une conférence de «haut-niveau» pour «coordonner une réponse» aux événements en cours. Les priorités de cette conférence sont au nombre de quatre: le soutien à la société civile, un système juridique indépendant, un système électoral et la liberté de la presse. «Ces priorités sont vraisemblablement dans l’intérêt de l’Europe et du monde arabe», explique Ziad Abdel Samad, directeur de la Plateforme des ONG arabes pour le Développement (ANND), «mais il reste à donner une réponse concrète aux questions sociales».
Revendications sociales
«L’origine de la révolution arabe ne doit pas seulement être cherchée dans les prisons, les chambres de torture ou les procès politiques, mais dans le douloureux cortège de misère sociale et économique», nous explique une chroniqueuse du Guardian |1|. Pour l’économiste algérien Ramdane Hakem, aspiration démocratique et revendication sociale sont indissociables dans la révolte arabe: «Vie chère, absence de revenu, précarité des emplois, de l’habitat, système de santé déficient. Tous ces problèmes sont à l’origine d’une demande sociale devenue impérieuse. Mais si la revendication sociale constitue sans aucun doute l’énergie de la révolte, l’intervention des classes moyennes dans les luttes a tendance à la reléguer au second plan.» |2| En Tunisie, où tout a commencé, le mouvement est venu de l’intérieur du pays, des régions marginalisées. «Le mouvement a été vraiment un mouvement social des classes populaires marginalisées au départ, et ce n’est que très tardivement dans l’extension et l’arrivée à Tunis qu’il y a eu cette rencontre avec les classes moyennes», analyse Béatrice Hibou |3|. En Egypte aussi, si les médias ont braqué leurs projecteurs sur la jeunesse de la classe moyenne, grande consommatrice de réseaux sociaux, les conflits sociaux se sont multipliés ces dernières années et le monde du travail a activement participé, notamment par des actions de grève, au renversement du raïs.
Désunion européenne
Tout au long des événements, l’UE a étalé une fois de plus sa désunion sur la place publique. «La réalité nous montre qu’actuellement il n’y a pas de consensus en réponse à cette nouvelle réalité», constate Simon Stocker, du réseau d’ONG européennes Eurostep |4|. «Il est nécessaire que tous les Etats membres s’adaptent aux changements du monde arabe, et pas uniquement l’UE.» Et de pointer du doigt l’attitude du Premier ministre britannique David Cameron: «Le fait qu’il se rende en Egypte, dix jours après la chute du régime d’Hosni Moubarak, accompagné de plusieurs dirigeants d’entreprises de défense et d’armement, illustre un certain manque de jugement de la part des membres de l’Union européenne.»
Lointaines promesses
Que reste-t-il aujourd’hui des belles promesses du Partenariat euro-méditerranéen? |5| Adoptée en 1995, cette initiative marquait la volonté de l’UE de définir une nouvelle politique de coopération avec les pays de la rive méridionale et orientale de la Méditerranée. Objectif: construire un espace de paix, de stabilité et de prospérité en s’attachant à réduire l’immense écart de développement entre les deux rives du bassin méditerranéen. L’UE s’est toutefois montrée incapable de traduire sur le terrain cet ambitieux mais nécessaire objectif. Elle s’est plutôt attachée à renforcer la coopération sur les plans sécuritaires - pour contrôler les migrations et lutter contre le terrorisme - et économiques – pour approfondir la libéralisation économique. Et parallèlement, à s’accommoder pleinement des régimes autoritaires en place dans cette région.
Le libre-échange en question
«La situation que connaît actuellement le monde arabe est le résultat de la marginalisation et de la sous-estimation de ces questions socio-économiques», estime Ziad Abdel Samad. L’abandon des activités agricoles a grossi l’exode rural et la masse des jeunes dans les villes. Les moins de 30 ans représentent la moitié de la population et environ 50% sont sans emploi. Pour le directeur de l’ANND, il faut revoir toutes les politiques économiques adoptées jusqu’ici. «Surtout celles basées sur le néolibéralisme et le libre-échange, car le libre-échange devrait servir une politique sociale pour le développement et pas le contraire». Mais l’Europe est-elle prête à réviser son agenda et à considérer les pays du sud de la Méditerranée comme de véritables partenaires? Prend-t-elle la mesure des défis sociaux? Poser la question, c’est déjà y répondre. Cela ne semble pas être une priorité pour Mme Ashton qui a invité les pays à continuer les négociations pour des accords de libre-échange et à s’adresser au Fonds monétaire international (FMI ). «Elle a conseillé à la Tunisie de négocier avec cette institution, explique Ziad Abdel Samad, qui deux semaines avant les révolutions, attestait dans son rapport, de l’effort du pays sur le plan macroéconomique ainsi que de l’évolution positive des indicateurs de développement.»
Pour l’ancienne fonctionnaire européenne, Claire Mandouze, «ce paradigme de libre-échange est en réalité un paradoxe: l’Europe s’est construite autour d’une zone de libre-échange interne et protégée de l’extérieur, mais elle n’autorise pas ses partenaires à faire la même chose. Pourquoi? Car l’Europe veut garder sa mainmise en Afrique du Nord et est prête à tout pour avoir accès aux ressources naturelles.» |6| Le document guidant la politique européenne en la matière - «Raw Material Initiative» - ne prête pas à l’optimisme. Face à la nouvelle concurrence des pays émergents, et consciente de sa forte dépendance envers l’importation de matières premières, l’UE promeut de manière très offensive une politique visant à assurer pour ses entreprises «un accès fiable et sans distorsion aux matières premières». Un récent rapport ne va pas par quatre chemins en affirmant que «par son action, l’UE sape tout idéal démocratique et d’autodétermination des populations disposant de ressources naturelles, faisant perdurer une forme de ‘malédiction des matières premières’ qui n’a pourtant rien d’inéluctable».
«A aucun moment, assure Ziad Abdel Samad, nous n’avons demandé d’assistance à l’Europe mais nous lui avons indiqué où étaient ses intérêts!». Prendre en compte la société civile arabe et permettre à ces pays de dessiner des stratégies de développement à long terme, voilà ce qui cadrerait mieux avec l’idée de partenariat.
Frédéric Lévêque
06.05.11
Notes:
|1| Soumaya Ghannoushi, “After unscripted Arab drama, the west sneaks back on set”, The Guardian, 31 mars 2011.
|2| Ramdane Hakem « La revendication sociale est à l’origine des soulèvements populaires », L’Humanité, 22 février 2011.
|3| Intervention de Bétrice Hibou « La force de l’obéissance » lors de la conférence « Tunisie, Égypte : La révolution ! », 25 février 2011, Paris. Conférence disponible à l’écoute sur http://passerellesud.org/
|4| Propos tenus lors de la conférence « Quelle réponse de l’Union européenne face à la mutation du monde arabe ? » de Ziad Abdel Samad, organisée par le CNCD-11.11.11 et Eurostep le 24 février à Bruxelles.
|5| Partenariat qui rassemble l’UE, le Maroc, le Liban, l’Algérie, l’Egypte, la Tunisie, la Jordanie, la Syrie, la Turquie, Israël, l’Autorité palestinienne. ?
|6| Propos tenus lors de la conférence « Quelle réponse de l’Union européenne face à la mutation du monde arabe ? », idem
Source: cadtm - article publié dans dlm // demain le monde, n°7, mai-juin 2011 // www.cncd.be
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