lundi 27 juillet 2009

L'abstention électorale : espoir ou désespoir ?

Les lendemains d’élection, les experts viennent nous expliquer pourquoi nous avons voté ainsi et ce que signifient nos votes : nous apprenons ainsi que « nous » soutenons majoritairement le président de la République, tout en ayant une sensibilité écologique, voire que « nous » sommes divisés… Le « nous » dont il s’agit est supposé représenter chaque Français. Je le dit tout net, je ne suis pas divisé quand il s’agit de choisir entre le libéralisme et l’antilibéralisme. D’ailleurs, ceux qui se sont abstenus aux dernières élections européennes savent pourquoi, et ce qu’ils savent ne coïncide pas avec l’avis des experts. Certains, autour de moi, assument en toute conscience un « geste » politique (pas de même sens, certes, chez tel étudiant que chez un tel que je suppose très « à droite ») - même si les politiques préfèrent y lire une marque d’indifférence. Cette ambiguïté de l’abstention pose une question que je souhaite partager.

Depuis des mois, la réaction tant à la crise financière qu’à ses conséquences économico-sociales, la mobilisation sociale dont témoignent les manifestations et les grèves, les convergences des luttes et l’Appel des Appels, pouvaient et peuvent laisser croire à un courant fort de protestation contre le capitalisme. Pour certains, du coup, les élections européennes devaient refléter cette situation. Et, en écho, nous arrive les presque 60% d’abstention : faut-il seulement entendre que les luttes et la réflexion anticapitaliste n’ont pas de traduction politique, ou bien que, justement, cette abstention, quelque part, est un juste reflet de la situation qui suscite les mêmes luttes ? Bref, et si l’abstention masquait également une résistance à ce qui tend à nous détruire ? Loin d’y lire (pour ceux qui ont choisi la voix de l’expression politique) une raison de désespérer, il faudrait alors y déceler, quoique nous en pensions, une raison d’espérer ! Evidemment, à condition d’extraire « l’effet révolutionnaire » de ce symptôme…

D’abord un bilan. Après la lutte vaine (si l’on excepte la sortie de Rachida Dati) des magistrats pourtant jamais autant mobilisés, l’université s’est battue presque quatre mois pour rien apparemment, sinon déjà des représailles (…et l’exit de la ministre). Une des caractéristiques de cette dernière lutte me paraît résider dans l’absence de discussion finalement entre les étudiants (mais aussi les personnels grévistes) et l’Etat, voire certaines directions locales qui ont joué l’épreuve de force chaque fois qu’elles l’ont pu. Je mets en regard le fait que les mêmes « autorités » relayée par les médias ont contribué au mythe de la poignée d’étudiants bloqueurs (et minorité de personnels) qui manipulerait l’ensemble de leurs camarades (et collègues).

Première remarque, pourquoi ne pas appliquer à cette situation le raisonnement qui prévaut pour l’analyse du résultat des européennes : 28% en faveur de la liste arrivée en tête sur 40% des inscrits équivalent à moins de 12% des électeurs qui figurent sur les listes ; si ce résultat est démocratiquement acceptable et constitue un succès, alors on appréciera le fait que, dans mon université, ce soit souvent près de 90% des votants - parfois jusqu’à près de 1000 étudiants (pour m’en tenir à eux) sur 20 000 - qui ont décidé du mouvement !

Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Malgré la présence des personnels et des enseignants en grève, la lutte a alimenté la pente à considérer qu’il existe une guerre entre ceux qui occupent les postes de responsabilités et les étudiants, voire entre les vieux et les jeunes. Rajoutez à cela l’ensemble des lois qui désignent les enfants et les adolescents comme des ennemis qu’il convient de punir à l’instar des adultes ou dont il convient de se prémunir, ainsi que la précarisation accrue de l’emploi pour eux, et je me demande si nous ne tenons pas l’une des explications au fait que 70% des 18-24 ans et 72% des 25-34 ans se sont abstenus - plus que la moyenne nationale. Lorsque, dans mon université, les étudiants ont été invités à voter contre le blocage de l’université, afin de ne pas compromettre leur année en interdisant les examens, ils ont adopté une position politique significativement et émotionnellement forte : ils n’ont pas pris part au vote - ils se sont abstenus. Au-delà du factuel, n’el’antagonisme des âges ne constitue-t-il pas un signe grave du fait que la génération à venir ne reconnaît pas la légitimité de la génération qui la précède - quand c’est toujours (il y a plus qu’une analogie) de leurs enfants que les parents tiennent leur autorité et d’aucun pouvoir ? Première raison d’une abstention. Il convient de mentionner une seconde remarque au moment où nous apprenons que l’administration européenne a décidé de faire revoter les Irlandais concernant le traité de Lisbonne : sans doute devront-ils voter et revoter jusqu’à ce que leurs « non » s’équivalent enfin à un « oui ».

C’est déjà ce qui est arrivé aux Français : le « non » à la constitution s’est transformé en « oui » au même traité, et ce avec l’appui du parti socialiste. La question n’est pas de savoir immédiatement si ici nous sommes pour ou contre un tel traité, mais de s’interroger sur une politique qui bafoue l’expression populaire au point que si un « non » équivaut » à un « oui », c’est toute la politique qui devient inconsistante : est-ce que alors s’abstenir n’interprète pas de fait, et quelle que soit l’intention de chaque électeur, ladite inconsistance ? S’abstenir devient pour certains la seule façon de conserver la possibilité d’un oui qui soit un oui, et d’un non qui soit un non. Deuxième raison.

À cela j’ajoute une note, plus ambiguë. Si l’on se penche sur les capacités d’analyse des uns et des autres, on ne peut qu’être frappé par la justesse, la nouveauté, la férocité des critiques que l’on peut lire - et notamment, j’y ai souvent fait allusion, ces jours-ci, dans les textes des RAP et SLAM. Jacques Broda a relevé combien les plus jeunes connaissent même ces textes par cœur, alors qu’ils sont parfois jugés inaptes à la chose scolaire. Mais entre l’analyse politique d’un côté, et, de l’autre, l’acte politique et la gestion de la cité, il y a un saut que les mêmes jeunes ne font pas et où s’inscrit l’abstention. Et là, il faut se demander si celle-ci n’est pas également un indice de l’impact de la représentation de soi, de l’anthropologie idéologique suscitée par le capitalisme, qui invite chacun à se penser comme une machine utile, efficace, durable et performante jusque dans ses analyses politiques : mais débarrassée de la responsabilité de sa position rendue impensable. Troisième raison.

Ces trois raisons de l’abstention fournissent du grain à moudre à l’action politique : déconstruire l’anthropologie capitaliste en inventant les mots qui rendent nos propres analyses opérantes, contribuer à restituer à chacun la responsabilité de sa position en assumant la notre, donner à l’abstention son expression politique, et multiplier les dispositifs qui luttent contre la ségrégation entre les générations - car là il s’agit ni plus ni moins que de la transmission d’un monde dont le refus conduirait la génération à venir à se priver de quoi construire, réinventer le sien. S’il est bien exact que nous recevons la légitimité de notre autorité ’est de la génération qui nous suit et pas de celle qui précède, en obligeant les plus jeunes à récuser cette autorité (arbitraire, intéressée, capricieuse, voleuse, menteuse…), nous les privons de cette fonction d’autorité, essentielle à la construction tant de sa subjectivité que du « vivre ensemble » : et le pire c’est qu’alors on retient cette privation contre eux en engageant des mesures répressives à tous les plans dont éducatifs, judiciaires, législatifs, etc.

Est-ce sans espoir ? Le hasard m’a permis d’entendre un paysan bolivien expliquer que pendant des années, ils n’ont rien obtenu des négociations. La parole en a été disqualifiée. Rien, comme les magistrats ou les étudiants, et peut-être les enseignants « désobéisseurs » et d’autres. Ce rien ne constitue-t-il pas chez nous un fait nouveau ? A un moment donné, expliquait ce paysan, il est apparu nettement qu’il ne restait plus qu’une solution : porter l’un des leurs au pouvoir, quoiqu’il ne se compte pas dans leur rang de spécialiste de la politique. Et ils l’ont fait, avec Evo Morales, se réappropriation d’un coup l’autorité (et non le pouvoir), la parole, la politique….

Il dépend donc de chacun de nous que le processus profite également de l’abstention et aux abstentionnistes ! Ce qui pourrait signifier que la victoire n’est pas exactement là où elle paraît être, et que, pour ne parler que du mouvement universitaire, non, nous n’avons pas perdu sur toute la ligne, et le « rien » obtenu à quoi répond l’abstention pourraient maintenir en réserve quelques unes des conditions nécessaires pour le changement que nous appelons Comment les sortir de la réserve ?

Marie-Jean Sauret
psychanalyste, professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail
Signataire de l’Appel des appels. (Dernier livre publié : L’Effet révolutionnaire du symptôme, Éd. Érès, 2008.)

L’Humanité des débats (11 juillet 2009)
Source: Le Grand Soir

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire