lundi 20 juillet 2009

Pourquoi la démocratie ?

Reprendre le flambeau démocratique ? Il y a mille raisons d’y être réticent, c’est-à-dire mille raisons d’en vouloir à la démocratie, au point de n’être plus tout à fait sûr de la vouloir vraiment. La démocratie, alternative à la tyrannie ? L’histoire a montré qu’elle peut fort bien porter des tyrans au pouvoir, en toute légalité. La démocratie, affirmation d’égalité ? L’égalité juridique frappée à son fronton s’accommode fort bien d’inégalités économiques et sociales profondes, auxquelles ses institutions contribuent, ainsi l’École, machine à produire des hiérarchies et à les justifier. La démocratie, institution de la liberté ? Peut-être, mais d’une liberté de plus en plus conforme aux exigences du libéralisme économique — une liberté sans puissance, sinon celle de choisir, parfaitement congruente aux besoins du marché — et de moins en moins aux principes du libéralisme politique : depuis le 11 septembre 2001, pas un régime démocratique qui n’ait raboté les libertés publiques. La démocratie, promesse de fraternité ? C’est pourtant en son nom qu’on a mené la guerre en Irak, ou qu’on ferme les frontières du Nord à ces barbares du Sud. La démocratie, ou le pouvoir du peuple ? La mise sous le boisseau des référendums sur le traité constitutionnel européen, en Irlande ou en France, ridiculise la proposition. La démocratie, « lieu vide du pouvoir » ? L’homogénéité sociologique des élites politiques et la lenteur de leur renouvellement le démentent. Démocrate sert ainsi aujourd’hui d’épithète aux gauches tièdes et centres mous en quête de gouvernement. Et ce sont des partis politiques de tout bord qui invoquent la démocratie pour étouffer la contestation, la figure du citoyen s’avérant infiniment moins menaçante que celle du prolétaire, la belle unité de la Cité infiniment préférable à sa division en classes.

Et pourtant. S’il faut indiscutablement cultiver la méfiance envers tout ce qui, sous le nom de démocratie, consiste en réalité en une saine et sage gestion de la polis, tout entière consacrée à contenir ses désordres, à tracer ses frontières, s’il faut en d’autres termes faire la critique de la démocratie telle qu’elle est — ce sera un point de passage du dossier —, il nous semble que tous ceux à qui l’émancipation importe auraient tort de laisser purement et simplement tomber une idée qui en a accompagné l’histoire, et le mot qui la désigne. Pourquoi ?
critique de la critique

Tout d’abord parce qu’aucun des griefs faits à la démocratie n’est pleinement fondé.

Primo, que des gouvernements brandissent l’argument démocratique pour justifier une guerre, murer les frontières, briser un mouvement social ou maquiller une politique de classe, cela prouve non pas que la démocratie est l’instrument d’une tromperie des masses entre les mains des gouvernants, mais qu’elle pèse sur eux comme un impératif de justification : un hommage contraint du vice à la vertu, ou pour le dire dans un vocabulaire moins moral, une preuve de la difficulté à gouverner le demos sans son consentement.

Secundo, que déclarer des droits ne suffise pas à réaliser l’égalité et la liberté — c’est-à-dire l’égale liberté —, c’est là une évidence : ils n’ont de force qu’à l’usage. Or ils servent, avec une efficacité politique certaine. Ils ont servi aux colonisés pour conquérir l’indépendance, aux femmes pour menacer les privilèges masculins, aux noirs d’Amérique ou d’Afrique du Sud pour dénoncer la ségrégation, aux gays et aux lesbiennes pour réclamer et parfois obtenir la reconnaissance de leurs couples, etc. Ils serviront encore : la démocratie offre à tous ceux qui oeuvrent à dénaturaliser les dominations un argument massue, et dont les champs d’utilisation n’ont cessé de s’étendre depuis. À cet égard, on a tort d’objecter la lutte des classes à la démocratie « bourgeoise », ou de cantonner l’usage de l’argument démocratique aux « nouveaux mouvements sociaux » : le mouvement ouvrier peut être lu, lui aussi, comme une extension de la révolution démocratique — en l’occurrence, à la sphère du travail, même si le bout du chemin est encore loin.

Tertio, que les régimes démocratiques soient à l’occasion indignes d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs principes et de leur histoire, que des dirigeants élus puissent passer outre aux résultats d’un référendum constitutionnel, qu’un Conseil constitutionnel puisse approuver la conformité d’une loi sur la rétention dite de « sûreté », inversion historique spectaculaire d’un terme qui désignait le droit, hautement démocratique, à la protection contre l’arbitraire, que les étrangers non communautaires résidant en France n’aient toujours pas le droit de vote, là même où la Révolution française envisageait de l’accorder sans considération de nationalité, que des groupes sociaux entiers restent durablement exclus des lieux où l’on produit les lois, et que tout cela soit scandaleux, cela doit donner le désir, non pas d’en finir avec une démocratie décidément trop décevante, ni d’en regretter les grandes heures (la démocratie n’a jamais été pleinement adéquate à l’image qu’elle dessinait d’elle-même, pas plus à Athènes qu’en 1792), mais de la pousser plus avant : l’écart de la démocratie à elle-même n’est pas son mensonge constitutif, qu’il s’agirait de révéler, mais sa dynamique même, qu’il s’agit de prolonger.

Quarto, reprocher à la société démocratique d’avoir accouché d’un individu narcissique, indifférent à la chose publique, éternel adolescent, accroché à des désirs médiocres, vieille crainte tocquevillienne remise au goût du jour par les Cassandre de la post-modernité, c’est rater la réjouissante démocratisation de l’individualisme et non moins réjouissante dé-domestication du privé. La démocratie moderne s’est en effet constituée sur la valorisation de l’autonomie individuelle et sur la sanctuarisation corrélative d’une sphère privée, protégée des intrusions de l’État. Mais pour être un individu, encore faut-il en avoir les moyens matériels : l’individualisme fut longtemps un privilège de propriétaires. Quant à l’enceinte privée, elle a principalement servi de rempart à ceux — les mêmes, souvent — qui souhaitaient soustraire les domaines du travail et de la famille à l’exigence démocratique d’égalité, pour en maintenir une gestion hiérarchique. Fable pour fable, à celle d’un affaissement des vertus civiques et des grandeurs privées, on préférera celle-ci : le « je fais ce que je veux » multiforme a démocratisé l’individualisme et peuplé le privé, désormais rempli d’affirmations de subjectivité tous azimuts et de désirs multiples qui — quoi qu’on pense de leur consistance — l’ont rendu moins aisément hiérarchisable.
puissance de la démocratie

Au fond, si aucune des critiques contemporaines de la démocratie n’est tout à fait convaincante, c’est parce qu’elles en présupposent toutes une définition étroite, qui la réduit à ses institutions, électorales en particulier. Il y a une tout autre manière de la concevoir. La voici en quelques mots. D’une part, le « peuple » de la démocratie est politique et non sociologique : il ne s’agit pas d’un groupe social a priori, défini par ses caractéristiques objectives, mais de n’importe quel ensemble d’individus venant opposer l’évidence de l’égalité à la contingence de la domination, débordant ainsi la place qui lui est assignée, désassemblant du même coup un ordre tenu pour naturel (la domination masculine, la supériorité de l’homme blanc, etc.) ou fonctionnel (le gouvernement des meilleurs, la division verticale du travail, etc.). D’autre part, le « pouvoir » du peuple, avant d’être une arkhé, pouvoir réglé et régulateur des constitutions légitimes et des régimes stables, est un kratos, soit une « victoire » qui donne de la force, du courage, un courage pour vaincre bien sûr (« we shall overcome »), mais aussi celui que l’on trouve en soi-même et qui revient décuplé, lorsqu’on se constitue en sujets, ensemble. À cet égard, « démocratie » est sans doute la meilleure traduction du terme empowerment, forgé par les luttes minoritaires — noires et gaies notamment — pour dire ce processus.

Il n’y a donc ni à guetter un renouveau de la démocratie, ni à en craindre le déclin. C’est là toute la faiblesse des efforts déployés pour la rendre « participative ». Participative, la démocratie l’est déjà, pour peu qu’on y inclue de plein droit la politique non gouvernementale et extra-électorale : il y a un million d’associations en France, et rien qu’à Paris, la Préfecture de police a compté 1241 manifestations les quatre premiers mois de 2009. Quant à la désaffection supposée des urnes, baromètre commun aux détracteurs et aux défenseurs de la démocratie électorale, elle n’est en rien linéaire, et périodiquement démentie par des poussées massives de participation — voir les derniers scrutins présidentiels français et américains. Outre qu’il suggère un âge d’or (mais lequel au juste ? l’élection de Charles de Gaulle ? le suffrage censitaire ?), le discours du désamour démocratique révèle surtout le point de vue et le point aveugle de ceux qui le tiennent : une conception de gouvernant, guettant les signes de la venue du peuple à soi un matin d’élection, déplorant son absence, incapable de voir qu’il a d’autres lieux d’expression, d’autres modes d’existence.

Certes, s’il faut compter comme démocratiques des formes d’activité qui excèdent la politique instituée, ne rejetons pas pour autant l’institution hors de la démocratie. C’est la limite d’une opposition trop tranchée entre kratos et arkhé. Il y a des usages possibles de la démocratie instituée, en particulier de son droit, y compris européen, même si celui-ci reste clivé entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, entre un libéralisme politique vigoureux, notamment sur la question des prisons, et un libéralisme économique obtus, en particulier dans le domaine des droits du travail. Il y a aussi de la démocratie au sens où nous l’entendons au coeur de ses formes les plus conventionnelles : l’élection d’un homme noir à la présidence des États-Unis a sans doute suscité un peuple. Il y a également de l’institution, même sur le mode mineur, du côté des luttes démocratiques, et on a tort de n’y voir que les prémisses d’une sclérose bureaucratique — vouloir durer un peu n’est pas honteux quand c’est pour changer le monde. Il y a enfin beaucoup d’aplomb à juger comme illusoire et aliéné le désir d’institutions démocratiques là où elles sont absentes : des élections disputées, des scrutins transparents, des contre-pouvoirs au sein et à l’extérieur de l’État, une presse indépendante, des libertés publiques, c’est mieux qu’un cadre minimal et vide de la démocratie — c’est pleinement désirable.

Reste que, là où la démocratie est conquise sous sa forme constitutionnelle, elle reste inachevée. Parmi les nombreux domaines où « l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui » n’est pas encore reconnue, retenons-en deux, décisifs selon nous : l’immigration et le travail. On sent bien, sur ces deux fronts, l’énormité de la contradiction : refusé aux étrangers non-communautaires, le suffrage n’est toujours pas universel en France ; encore explicitement organisée sur un mode hiérarchique, la production reste profondément anti-démocratique. On mesure, évidemment, la solidité des cadenas à forcer : l’État-nation dans un cas, le capital dans l’autre, rien que cela. Mais on sent mieux, du coup, le formidable potentiel de libération que la démocratie porte en elle : seul l’argument d’égalité est à même de faire sauter de tels verrous. C’est en tout cas le pari stratégique de ce dossier. La démocratie conserve une faculté incomparable à mettre le pouvoir hors de ses gonds. « Nous sommes vos égaux » : il y a dans cette réponse à la domination une évidence têtue. Un big-bang politique qui n’a pas fini de produire ses effets.

Vincent Casanova , Stany Grelet
16.07.09
Source: cetri

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