mardi 21 juillet 2009

« La politique migratoire est un bloc de granit »

Le 13 juin, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, rendait son rapport sur la Belgique. Il y dénonçait le flou et l’arbitraire qui règnent dans les centres fermés pour demandeurs d’asile et appelait à mettre fin à la détention systématique de certains d’entre eux. Deux semaines plus tard, c’est le Collège des Médiateurs fédéraux qui remettait au président de la Chambre les résultats de leur enquête dans les centres fermés. Avec des constats similaires. Au même moment, la ministre de l’Asile, Annemie Turtelboom, a fait publier deux arrêtés royaux qui renforcent encore l’aspect sécuritaire des centres fermés. Cela fait des années que des instances internationales et nationales dénoncent les atteintes aux droits des demandeurs d’asile enfermés en centres fermés. Pour rien ? Nous avons posé la question à Edouard Delruelle, directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances, qui depuis des années également publie des recommandations, peu suivies.

Pourquoi les ministres de l’Intérieur successifs ne réagissent-ils pas à ces critiques ?

Il faut distinguer deux choses : la volonté politique d’un ministre et d’un gouvernement et si rien ne bouge, c’est le résultat d’un rapport de forces politiques. Et la logique d’État. Le contrôle des frontières est un des piliers de l’État souverain. Avec les centres fermés, on est dans le noyau dur de ce qui fait la violence légale d’un Etat. Le problème, c’est que cette violence doit être équilibrée par le respect des droits fondamentaux comme la liberté, les garanties procédurales, la transparence. C’est cela qui fait l’Etat de droit. Or, dans ce domaine, il y a beaucoup à faire et je rejoins votre constat : l’Etat belge peut mieux faire et sur des choses qui peuvent paraître comme des points de détail.

Par exemple ?

Les statistiques des centres fermés sont incomplètes. On n’a aucune vision claire de ce qui se passe dans ces centres ; or, c’est fondamental sur le principe de la transparence. La commission des plaintes ne fonctionne pas. La critique est unanime et constante ; or, les arrêtés royaux que vient de prendre la ministre n’y ont rien changé. La Commission est chargée, par la loi, de nous informer sur ce qui se passe. En réalité, nous ne pouvons pas exercer notre mission de contrôle. Cela fait des années que nous le disons ; et, c’est vrai, rien ne bouge. Idem pour l’aide juridique aux demandeurs d’asile, le droit de visite des ONG qui semble soumis à un certain arbitraire. Ou l’isolement disciplinaire. On a des soucis à se faire sur ce qu’un Etat de droit doit assurer. Rien de ce que nous avons énuméré ne nécessite un changement de la loi. Ce sont des points concrets sur lesquels on pourrait progresser…

Mais cela ne se fait pas…

Mme Turtelboom répond que tous les garde-fous n’empêcheront pas que le fait d’être privé de liberté reste vécu comme une violence en soi. C’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire.

Comment le Centre vit-il le fait de voir ses avis ignorés ?

Parfois, nous avons nos petites victoires. Parfois, nous sommes un peu découragés, que ce soit pour les centres fermés ou pour la circulaire régularisation. Notre mission est de défendre les droits fondamentaux des étrangers dans un esprit de service public. C’est notre noblesse et notre limite. Nous devons continuer à défendre ces droits, de rapports en rapports, de communiqué de presse en communiqué de presse.

Les critiques internationales ne mettent-elles pas à mal l’image de notre pays ?

La Belgique est tout de même un pays qui, globalement, se défend bien en matière de respect des droits de l’homme. Mais les gouvernements et les administrations vivent peut-être sur ces acquis ; et cela a un effet pervers. On est devenu moins sensible aux critiques qu’on peut nous faire. Voyez le rapport du commissaire européen Hammarberg. Quand on voit à quel point ce qu’il décrit correspond à la réalité, on ne peut qu’appeler le gouvernement à le prendre au sérieux. Même remarque pour le Collège des Médiateurs fédéraux : ce ne sont tout de même pas de dangereux révolutionnaires !

Nous avions fait des propositions très concrètes pour les arrêtés royaux sur les centres fermés. On les a ignorées. Cela donne le sentiment que la politique migratoire belge est un bloc de granit et que rien ne peut bouger. Voyez cette incroyable réticence à transcrire dans des textes de lois et donc à donner une force juridique à toute décision dans ce domaine. Tout se fait par circulaire. La Belgique vit sur sa bonne réputation en matière de respect du droit, mais elle risque de la perdre.

Les considérations électorales ne jouent-elles pas un rôle dans cet immobilisme ?

Le blocage n’est effectivement pas seulement celui des politiques, c’est aussi celui de l’opinion publique. L’opinion belge est en retard sur la réalité migratoire du XXIe siècle. On reste avec l’illusion qu’on peut ouvrir et fermer les frontières, mais on ne vit plus dans ce monde-là. Les gens veulent qu’on ferme les frontières mais se mobilisent pour régulariser leur voisin. On doit sortir de ces réactions émotives. La sensibilité à la discrimination a progressé au cours de ces vingt dernières années d’une manière considérable. La même transformation ne s’est pas produite sur les droits fondamentaux des étrangers. Tant qu’elle n’aura pas lieu, la politique migratoire belge ne bougera pas, ou peu.


Edouard Delruelle
Directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances
14.07.09 - Propos recueillis par M. Vandemeulebroucke
Source: lesoir.be

1 commentaire:

  1. Contrairement au Centre pour l'Égalité des Chances, voici ce qu'en pense la Ligue :

    La LDH dénonce des atteintes croissantes aux droits de l'Homme en Belgique (19.02.09)
    Recours accru à l'enfermement, fichage des citoyens, méthodes spéciales de recherche au nom de la lutte contre le terrorisme, multiplication des caméras de surveillance...: la Ligue des droits de l'Homme (LDH) a dénoncé, dans un ouvrage publié jeudi, les atteintes croissantes aux libertés fondamentales décidées par les autorités belges, souvent sans débat démocratique.

    "Quand la sécurité est érigée en valeur absolue, avec une tolérance zéro, on aboutit à un rétrécissement des libertés publiques", a affirmé l'un des responsables de la LDH, Pierre-Arnaud Perrouty, lors d'une conférence de presse destinée à présenter ce livre, intitulé "L'état des Droits de l'Homme en Belgique" et dont la Ligue voudrait faire un rapport annuel.

    Cet ouvrage présente notamment une chronologie des faits qui se sont déroulés l'an dernier et qui posent question en matière de respect des droits de l'Homme en Belgique, un pays qui se veut pourtant un "héraut des droits humains sur la scène internationale", mais qui est "myope" chez elle.

    Cette chronologie, juxtaposition de faits, est "assez effrayante", a souligné M. Perrouty.

    Elle rappelle notamment l'alerte "terroriste" déclenchée le 21 décembre 2007 au niveau national et dont la justification n'a cessé de varier, allant d'un projet d'évasion du Tunisien Nizar Trabelsi, condamné en 2004 à une peine de dix ans de prison pour un projet d'attentat contre la base de Kleine Brogel (Limbourg), à la visite prévue du président pakistanais de l'époque, Perwez Musharraf, à Bruxelles.

    Mais la liste de la Ligue cite aussi les condamnations de la Belgique prononcées par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) de Strasbourg, la surpopulation carcérale, l'enfermement d'enfants dans des centres fermés, l'arrestation de quatre personnes soupçonnées d'appartenance à une organisation terroriste, le Secours rouge, présumée liée aux ex-Cellules communistes combattantes (CCC).

    La LDH dénonce aussi le recours accru à l'enfermement, avec 40% des personnes incarcérées étant en détention préventive, selon les chiffres du ministère de la Justice lui-même, le fichage des citoyens via la Banque de données nationale générale (BNG), dans laquelle la police stocke des données à caractère personnel sur des événements, des groupements et des personnes et qui contiendrait quelque 1,6 million de noms de personnes.

    La Ligue s'inquiète aussi de la multiplication des caméras de surveillance, dont le coût est jugé "prohibitif" et à l'efficacité "suspecte".

    "Le prix (pour assurer la sécurité des citoyens) devient trop élevé", a souligné M. Perrouty, qui craint que la tendance soit impossible à inverser.

    Et "trop souvent, le Parlement n'est qu'une chambre d'entérinement d'accords trouvés" en inter-cabinets ministériels, a-t-il conclu.

    Selon l'éditeur "citoyen" du livre, Gilles Martin, qui souhaiterait en faire une édition annuelle "qui créé l'événement", à l'image du rapport annuel d'Amnesty International, cet ouvrage est "un peu du poil à gratter" destiné aux autorités belges, promptes à donner des leçons à d'autres pays en matière de droits de l'Homme.

    Rachid Z

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