Bienvenue à Castleton, une petite ferme perdue au fin fond de l’Ecosse, à 4 km du hameau le plus proche et à 40 km d’Aberdeen. Ici, deux cents étudiants, presque tous d’Europe de l’Est, viennent cueillir des fraises pendant les deux ou trois mois d’été. Ils sont attirés par des salaires moins bas que chez eux, de la même façon que les Ukrainiens sont attirés par les fermes polonaises et les Moldaves par les fermes ukrainiennes. Ils sont recrutés par des agences, qui choisissent les fermes pour eux et donnent même des dérogations aux universités pour que les étudiants puissent terminer leurs examens un peu plus tôt dans l’année et venir travailler en Ecosse.
Ce système d’agences permet aux exploitations d’interdire à leurs employés de changer de ferme, et donc de garder, même contre leur gré, un nombre suffisant de travailleurs. Il évite aussi certains frais inutiles, comme les visites médicales : il n’y a de toute façon ni médecin ni infirmerie à Castleton. Le seul problème de ce recrutement est bien loin des préoccupations des patrons : le niveau d’anglais général est tellement faible qu’il crée des tensions entre les communautés.
Au moment de signer le contrat de travail, chaque nouvel employé se voit projeter une vidéo stakhanoviste, parfois dans sa langue, dans laquelle on voit un « bon cueilleur » ramasser les fraises à un rythme fou. Il y apprend que le « bon cueilleur » mange équilibré, qu’il dort beaucoup, qu’il ne boit pas, qu’il reste concentré toute la journée sur son travail et que son esprit ne va que vers des images positives comme sa copine ou sa famille. Pour en arriver là, il a travaillé dur et appris en regardant faire les autres « bons cueilleurs » : il n’est pas question de trouver sa technique, mais de recopier celle des meilleurs.
Dès le lendemain, l’ouvrier est prêt à travailler comme les autres, généralement comme cueilleur. Il peut arriver que l’on travaille pendant quelques heures au désherbage ou à l’entretien, mais c’est très rare. C’est d’ailleurs parce que c’est occasionnel que les serres dans lesquelles travaillent les ouvriers sont couvertes de boue et d’orties. Le rendez-vous matinal est à 6h45, le travail commençant généralement vers 7 heures, le temps pour chaque équipe de s’entasser à trente-cinq dans une camionnette quinze places pour rejoindre son champ. La journée finit généralement vers 15 h 30, avec une pause d’une demi-heure maximum pour manger.
Normalement, il y a un jour de repos par semaine, ce qui donne des semaines de 48 heures. Comme il n’est annoncé que la veille au soir, les employés ne savent même pas quand sera leur prochaine journée de libre. Et, comme le temps de travail dépend des conditions météorologiques, presque aucune semaine n’est normale. Les semaines sans soleil, les cueilleurs peuvent aller jusqu’à ne travailler que 35 heures. Dans le cas contraire, comme la ferme n’est soumise à aucune législation, ils peuvent travailler plus de deux semaines sans interruption, même le dimanche.
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Les chiens des patrons ont un nom, eux
Du salaire au mérite dans un système totalement libéralisé découlent donc des travailleurs journaliers et affaiblis par l’absence de loi les protégeant, et une direction toute-puissante et invisible, qui prend, tel un roi, toutes les décisions régissant la vie de ses employés. Mis à part la contremaître générale, dont le rôle principal est de concentrer toute la haine des ouvriers contre la direction en hurlant sur toute personne se trouvant sur son chemin, les contacts entre les cueilleurs et les dirigeants sont inexistants. A tel point que les patrons n’ont aucune idée du nombre de personnes travaillant pour eux. Les rares fois où ils adressent la parole à leurs employés, on peut légitimement se demander si leurs chiens ne sont pas traités avec plus de respect. D’abord parce qu’ils ont un nom, contrairement aux cueilleurs qui n’ont qu’un numéro. Et surtout, ils sont priés de rentrer au frais dès que la température monte, alors que les employés qui travaillent dans le jardin personnel des propriétaires ne sont même pas autorisés à boire de l’eau.
Le libéralisme peut donc dériver jusqu’à endosser les caractéristiques d’un Etat totalitaire. On y retrouve la propagande, qui vise ici à faire croire que ceux qui font des efforts sont bien traités, pour obliger les autres à accepter n’importe quelles conditions de travail ; un système de répression des cueilleurs les moins efficaces et les plus faibles, blessés ou malades : dire que règne la loi du plus fort n’est pas seulement un cliché. S’y ajoutent des décisions prises sans aucune consultation, de façon totalement arbitraire, et le fait que les saisonniers n’ont même pas le droit de refuser de travailler jusqu’à 75 heures par semaine.
Donner des leçons aux Chinois sur la façon dont ils traitent leurs employés est sûrement justifié. Mais on devrait aussi regarder chez nous, en Europe, car cette ferme est loin d’être un cas isolé : beaucoup de saisonniers ont vécu des expériences similaires ailleurs au Royaume-Uni [2]…
Romain Fantin
Étudiant.
18.08.09
Article complet sur: http://blog.mondediplo.net/2009-08-18-Travailleurs-saisonniers-cueille-ou-creve
Notes:
[1] Premier groupe de distribution britannique.
[2] Lire Jerome Taylor, « Revealed : Scandal of Britain’s fruit-farm workers », The Independent, 10 juillet 2009 (traduction française sur Presseurop.eu).
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