Cette affaire de minarets ne m’a pas vraiment scandalisé – sur ce terrain, je ne me scandalise plus de grand-chose, hélas. Il m’a surtout profondément abattu. Car on m’assure que si un tel référendum était organisé en France ou en Belgique, le résultat serait le même. Une véritable marée d’hostilité à l’égard de l’islam est en train de submerger l’espace public à travers tous les espaces d’expression qui s’ouvrent. Des intellectuels plus ou moins sophistiqués tentent de mettre cette hostilité en forme plus raffinée, en prétendant dire tout haut ce que «le peuple» pense tout bas – enfin de moins en moins bas. Le monde politique est mis en accusation, parce qu’il serait obsédé par le «politiquement correct» tandis qu’eux osent parler vrai et appeler un chat un chat. Et d’en appeler au référendum sur l’interdiction du foulard à l’école (mais pourquoi s’arrêter à l’école?) pour que le peuple puisse dire son fait aux élites trop pleutres. Après, on passera à la peine de mort pour les pédophiles.
L’islamophobie, ce n’est pas la haine, mais la peur de l’islam. Avant de répondre à la question «peur de quoi»?, relevons avec d’autres que la peur comme la haine, qui en est le prolongement compulsif, procède de l’ignorance. Depuis, on voit des masses de ces nouveaux «islamophobes» combler frénétiquement cette ignorance en se transformant en experts de Coran, commentant tel verset et critiquant telle sourate. Mais la plupart d’entre eux ne connaissent rien de ces musulmans qu’ils décrient et qu’ils n’ont en fait aucune envie de connaître. Leur opinion est faite. Il y aurait une poignée de bons musulmans laïques, qui se caractériseraient par leur capacité de partager avec «nous» un bon verre de rouge, un peu plus de «musulmans modérés» qui rasent les murs en «privatisant leurs convictions» comme on le leur conseille (ce qui ne les aidera pas à trouver un logement ou un travail) et une masse de femmes enfoulardées, incapables de libre arbitre et victimes soumises de leurs pères, frères et maris qui ne doivent pas valoir grand-chose pour opprimer ainsi leurs femmes.
Peur de quoi? De voir un régime à l’iranienne s’imposer chez nous ? Car bien entendu, l’Iran est aujourd’hui le mal absolu. Mais dans le monde arabo-musulman, le mal absolu est ailleurs : il est en Palestine sous la botte de l’occupant israélien. La dernière vidéo sur You Tube (http://www.youtube.com/watch?v=3IHD08b0jco) a fait le tour du monde : un colon israélien en Mercedes écrasant en marche avant et en marche arrière un badaud palestinien devant des soldats israéliens impassibles. La litanie des crimes de Gaza n’en finit pas, un an après, d’égrener ses révélations. Mais l’Europe reste de marbre. Ça n’émeut pas notre opinion publique. Par contre, une journaliste soudanaise poursuivie pour tenue non islamique, quelques mariages forcés, quelques crimes d’honneur «nous» révulsent au-delà de tout. Il y a de quoi, bien sûr, mais que les indignations sont sélectives ! Pourquoi s’emballer sur les gamines de Dison que leurs parents voulaient scolariser avec un foulard islamique et ne rien dire de la circoncision, juive avant d’être musulmane dans nos contrées ? Ce n’est pas la même chose ? Non, c’est pire, car ce n’est pas réversible… Et ne parlons pas du libre arbitre des bébés…
Donc peur de quoi? Peur de l’envahissement de «notre» espace public – autant dire «notre» salon privé – par des signes qui ne nous appartiennent pas, que nous ne comprenons pas et qui nous chassent symboliquement d’un espace que nous ne voulons pas partager. (Pourquoi devrions-nous, dit la rumeur publique dont les nouveaux porte-parole autoproclamés redécouvrent – c’est trop drôle – l’identité «judéo-chrétienne» de l’Europe ? Ne sommes-nous pas «chez nous»?) Or c’est exactement là que se joue la rencontre interculturelle : dans notre capacité de partager l’espace symbolique avec les nouveaux arrivants, selon les mots de ma grande amie Thérèse Mangot. Si nous n’en sommes pas capables, ce sera la guerre.
Car «en face», il y a effectivement des discours symétriques qui sont tenus. Invité à parler des accommodements raisonnables par le Cercle des étudiants arabo-européens (un cercle remarquable, injustement qualifié d’intégriste par les habituels verseurs d’huile sur le feu), j’ai été confronté avec une personne qui défendait le droit pour les musulmans d’être jugés selon la charia pour les litiges entre musulmans, et avec une autre qui prétendait que la haine de l’Arabe constituait le fond de la pensée occidentale depuis Voltaire et Montesquieu. (J’avais entendu que c’était la haine du Juif, avec quelques arguments plus solides, mais ça ne m’avait jamais convaincu.) Une discussion tendue, assez inhabituelle pour moi dans ce sens, s’en est suivie. Après quoi le président du Cercle, Mohssin El Ghabri, m’a adressé le message suivant:
Pour ce qui est de ma part, combattre les peurs, d’un côté, et combattre ceux qui les provoquent, d’un autre, relève d’une démarche fatigante parfois désespérante. A fortiori, lorsqu’on adhère au principe de la liberté d’expression et à une éthique de la discussion dénuée d’anathèmes en tous genre. Le combat est long et requiert de se battre sur tous les fronts. Les réactionnaires sont partout. Dans chaque “camp”, ils se répondent.
La communauté musulmane renvoie à un spectre d’opinions très larges. Une infime partie de cette communauté ne veut en aucun cas s’accommoder, ne recherche aucun compromis sociétal, préfère jouer la carte de l’intégrisme (au sens propre) dans leurs revendications. Cette faction partage la même réalité (une dialectique) que ceux qui s’attachent à diaboliser les musulmans en attisant les peurs de leurs concitoyens. Mais même s’il ne s’agit que d’une très petite minorité, nous ne pouvons faire semblant qu’elle n’existe pas. Nous devons la combattre sur le terrain des idées. Ce que nous faisons au Cercle même si c’est très parfois très fatiguant j’en conviens.
Ces propos, dénués de tout angélisme, me redonnent confiance.
Henri Goldman
07.12.09
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