"(...) Notre deux poids deux mesures dans le vaste monde - flagrant dès qu'on franchit la Méditerranée ou le Jourdain - doit beaucoup à notre premier fournisseur de bonne conscience. Les hommes d'affaires de l'Universel savaient aussi, et par ailleurs, vaquer à leurs affaires à eux. On a retenu la leçon. Seuls n'auront la bombe atomique que nous et nos amis; les résolutions du Conseil de Sécurité seront contraignantes quand elles visent nos ennemis du moment, et facultatives pour les autres; les Conventions de Genève (qui interdisent autant la punition collective que l'exhibition des prisonniers de guerre) sont opposables aux armées des barbares, non à nous, les Euro-Américains. (...)
J'avais moi-même oublié que nos grands émancipateurs ont bricolé, entre loges et salons, une arme de destruction massive, indétectable à l'œil nu: la civilisation. Il est des maîtres mots qui vont deux par deux comme les gendarmes et les bonnes soeurs: en l'occurence, le tandem civilisés-sauvages. L'homme civilisé est l'Européen; le sauvage est l'Africain et l'Américain. Le premier apporte la civilisation aux seconds. L'un est sujet; l'autre objet. Il le pacifie, l'affranchit, le protège, l'élève. En clair: il a pour mission de le rendre semblable à lui, qu'il aura remplie quand il l'aura dépersonnalisé. Même quand le généreux prend la défense du bon sauvage (contre le méchant conquistador ou le colon cruel), même quand il s'apitoie ou s'attendrit sur la triste situation faite à Atala, au Péruvien, aux Natchez, il va de soi que le salut de l'inférieur lui viendra de son alignement sur le modèle supérieur d'humanité. Toutes les variétés d'êtres humains passant par le même axe de perfectionnement, il ne peut y avoir qu'un seul port d'arrivée, un seul type de perfection au terme de ces rattrapages, plus ou moins décalés dans le temps: nous-mêmes. La volonté de libérer et le pouvoir de blanchir ne font qu'un. Sois clone et tais-toi.
Trois siècles plus tard, le mètre étalon de l'accomplissement n'est plus en Europe mais en Amérique du Nord; la civilisation a été rebaptisée la démocratie; et le sauvage, le totalitaire ou l'arriéré. Le démocrate achevé est l'Etatsunien; l'Arabe, l'Africain, le Sud-Américain méritants seront dits en voie de démocratisation (comme hier, de civilisation). Le couple indissoluble a repris du service, le passage du flambeau outre-Atlantique n'a pas altéré le jeu de rôles. Démocratiser, c'est coloniser, et coloniser, c'est rendre pareil à soi. Celui qui ne nous ressemble pas sera donc invité à se replacer dans la bonne direction, aidé en cela par le FMI, la Banque Mondiale, le Conseil de sécurité, et les éditoriaux du New York Times.
Et s'il persiste à ne pas comprendre où est son intérêt, et le fin mot de l'Histoire, il faudra ramener le récalcitrant à la Raison par la manière forte. Ce schéma implicite de légitimité n'est pas tributaire des âges barbares mais de notre âge exquis. (...) "
Régis Debray
Aveuglantes Lumières - Ed. Gallimard 2006 - extraits
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