Près de 80 000 Marocains sont passés, en 20 ans, par les mines de charbon du Nord-Pas-de-Calais. Certains ont fait leur vie en France. Une association lutte contre les discriminations qui les touchent encore.
“Il fut un temps où les hommes furent vendus à d’autres / O Mora le négrier, tu les as emmenés / Au fond de la terre”. Une chanson populaire d’Aït Atta (Haut-Atlas) a gravé dans la mémoire collective marocaine le recrutement de jeunes ouvriers pour les mines françaises.
Félix Mora - un ancien sergent du protectorat français - y est devenu célèbre par son intense activité de “recruteur en chef” pour les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, de 1956 à 1977. Plus tard, il a même déclaré “avoir regardé dans le blanc des yeux au moins un million de candidats” pour en recruter au final 78 000.
Humiliés avant d’être recrutés
Si Mora a pu être assimilé à un commerçant d’esclaves, c’est que les “entretiens d’embauche” étaient réduits à une inspection physique plutôt humiliante. Les hommes volontaires étaient rassemblés et défilaient, torse nu, devant le recruteur, pour plusieurs étapes de sélection successives.
“Mora examine les dents, les muscles, la colonne vertébrale. Puis il marque les postulants avec des tampons de couleur différente pour les distinguer”, rapporte l’ethnologue Marie Cegarra dans La mémoire confisquée : Les mineurs marocains dans le Nord de la France (éd. Septentrion, 1999). Un tampon vert sur la poitrine : le candidat peut aller passer une visite médicale à l’hôpital. Un tampon rouge : recalé. Certains s’arrachent la peau en essayant de l’effacer pour retenter leur chance. De l’aveu de Mora, “le but recherché, c’était du muscle”.
On peut aller plus loin : on recherchait une main d’œuvre docile. “Il ne fallait surtout pas montrer que tu parlais français, sinon ça voulait dire que tu allais comprendre”, témoigne ainsi un ancien mineur, cité dans Du bled aux corons, un rêve trahi. Dans cet ouvrage collectif édité en septembre 2008, le sociologue Saïd Bouamama analyse des centaines de témoignages recueillis par l’Association des mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais (AMMN). Certains vétérans rappellent que les recruteurs “n’allaient pas à Agadir ou à Marrakech. Ils allaient dans le bled, dans les montagnes, là où les gens ne savent ni lire ni écrire”.
En effet, dans les années 1950, les premières tentatives auprès de citadins (notamment de Marrakech) ont été un échec : “Ceux-là, ils descendaient à la mine, puis ils remontaient, et ils disaient : on n’est pas des esclaves ! Alors les Français sont allés recruter dans les villages”.
Du “paradis français” à l’enfer de la mine
Le système de sélection mis en place par Félix Mora est bien rodé, avec l’aide des autorités marocaines qui donnent au recrutement un air officiel. Dès le premier contact avec les employeurs, s’installe un rapport de domination. Les “cafés mémoire”, séances collectives organisées par l’AMMN pour recueillir des témoignages, font ressurgir l’humiliation ressentie par les jeunes candidats. Ils n’ont jamais oublié cette impression d’être triés “comme du bétail” tout au long d’une série de visites médicales: jusqu’à cinq au Maroc, plus une contre-visite à l’arrivée en France, quelques mois plus tard.
Le moindre défaut physique constaté annule toutes les visites précédentes, et le postulant est écarté. En plus de permettre une flexibilité optimale de recrutement par rapport aux besoins, cela entretient chez les jeunes paysans l’idée que la France est un paradis, tout en créant en eux la tension et la crainte qui en feront des ouvriers peu revendicatifs.
La découverte des conditions de vie, de salaire et surtout de travail sera pour tous une amère désillusion. Abdellah Samate, le président de l’AMMN, se souvient de cette année 1963 où il a découvert la réalité des mines. Enfant, il avait rêvé du “paradis français” devant les films français et les cafés chics du protectorat. Croyant que ce travail le rendrait riche, lui aussi, il s’est “vieilli” de 5 ans pour être recruté dès l’âge de 18 ans. "Quand j’ai découvert cette région noire, ces baraquements sales, j’ai pensé : impossible que je passe ma vie ici , raconte-t-il avec son accent “ch’ti”. Mais ceux qui revenaient au pays tout de suite étaient traités de fainéants, alors je me suis résigné à rester un peu”. Il passera 23 ans au fond et restera dans le Nord toute sa vie.
Malgré une formation rudimentaire au métier les deux premières semaines, le “baptême du fond” reste pour les jeunes recrues un choc inoubliable. Les Marocains sont assignés à la tâche la plus pénible, l’abattage du charbon, qui nécessite souvent de travailler couché. A l’époque, la sécurité du travail n’est pas une priorité. Pas de masques contre la poussière de charbon (qui provoque la silicose), pas de casques contre le bruit assourdissant des machines. “On ne compte plus les jeunes Marocains revenus au pays complètement sourds et silicosés”, explique Samate. A 65 ans, il avoue être lui-même un peu dur d’oreille et s’essouffler plus vite que les hommes de son âge. Beaucoup de silicosés sont d’ailleurs décédés peu après leur retour, faute de soins adéquats.
Regroupement familial
Côté logement, tout est pensé pour les isoler et les maintenir dans l’idée d’un séjour provisoire. Ils sont logés par groupes de 5 à 10 dans des “baraquements pour célibataires”. Ces “cages à poules” réduisent le travailleur immigré à sa simple force de travail. Pas de salle de bain, puisque les mineurs sont supposés prendre leur douche à la mine. Et surtout, pas d’intimité. “Célibataires” par force, les immigrés ne sont pas censés avoir de vie privée. Même le repos n’est pas assuré puisqu’on peut trouver dans le même logement des “postes” différents (équipes du matin, du soir et de la nuit). Ces baraquements souvent fermés et gardés n’ont pas laissé de bons souvenirs aux mineurs interrogés par l’AMMN, qui les évoquent comme de vrais “camps de prisonniers”. Les Marocains étaient séparés des autres nationalités et surveillés par le chef de la cité, qui pouvait même récupérer leurs passeports. Enfin, le “camp” était interdit aux syndicalistes français, susceptibles de les informer sur leurs droits. Les contrats signés, loin d’offrir le “statut du mineur” arraché par les syndicats en 1946, sont pour les mineurs marocains une vraie épée de Damoclès de par leur durée très limitée : 1 an ou 18 mois.
Sur fond de retours au pays, de nouvelles arrivées mais aussi de reconversions, quelques milliers de mineurs s’installent malgré tout dans ce pénible métier. Un nouveau chapitre de leur histoire s’ouvre alors : celui du regroupement familial. LesHouillères ont beau freiner des quatre fers pour accorder des logements familiaux aux Maghrébins, inexorablement, les familles débarquent. A leur tour, les épouses de mineurs tombent de haut en découvrant qu’elles sont venues vivre dans un décor à la Zola, dans des conditions d’habitat souvent inférieures à celles qu’elles avaient au Maroc. Au Nord, c’était les corons… c’est-à-dire essentiellement des maisons vétustes du début du siècle. Pas de salle de bain, toilettes à l’extérieur, humidité omniprésente, mauvaise isolation thermique et sonore… Certes, ces problèmes ne sont pas spécifiques aux Maghrébins, mais “les témoignages convergent vers le sentiment d’avoir accédé au segment le plus dégradé du logement minier”, analyse Saïd Bouamama. D’autant que le nombre de pièces est presque toujours insuffisant pour la taille des familles marocaines : la moitié d’entre elles ont au moins 6 enfants.
Le temps des grèves
L’arrivée des familles a des conséquences profondes sur la vie des mineurs. L’épouse et surtout les enfants les “enracinent” dans le plat pays. Mais surtout, les amènent à lutter pour des droits égaux à ceux des mineurs français.
“Progressivement, les mineurs marocains ont pris conscience de la discrimination dont ils étaient l’objet, écrit Saïd Bouamama. En 1980, éclate une grève qui n’était pas officielle, puisque les Marocains n’étaient pas syndiqués.” Une grève de 3 jours seulement, mais suivie à 100%, et qui paye : les 3600 mineurs marocains se voient enfin accorder le “statut du mineur”. Ils ont droit à la retraite (avec logement et chauffage gratuits) et à la sécurité sociale. Il était temps : les puits de charbon ferment déjà les uns après les autres. Théoriquement, les Marocains sont donc inclus dans les mesures du plan social de fermeture des mines en 1985 (congés, préretraites et reconversions). Et ceux qui souhaitent repartir au Maroc peuvent bénéficier d’une “aide au retour”, mais les sommes allouées s’avèrent insuffisantes pour une réinstallation. Quant à ceux qui veulent rester, ils déchantent vite car la plupart n’ont pas les 15 ans d’ancienneté nécessaires pour avoir droit au plan social. Il faudra une autre grève en 1987, très dure cette fois (2 mois, avec blocage des puits) pour effacer la plupart des discriminations.
Le combat de la dignité
Pourtant, près de 20 ans après la fermeture de la dernière mine du Nord en 1990, ils sont encore l’objet de nombreuses discriminations concernant le logement. Les informations collectées auprès de 250 personnes montrent que si les familles marocaines ne sont pas les seules à habiter dans des logements miniers délabrés, elles sont statistiquement plus touchées par l’insalubrité. Les maisons, même attribuées à vie selon le “statut du mineur”, restent en effet la propriété des Houillères. Or les entreprises chargées de leur entretien sont loin de faire du zèle, tout en défendant aux mineurs de faire eux-mêmes des rénovations.
Les Marocains ne sont pas concernés par le "rachat des avantages en nature", excellente solution aux problèmes de logement : le mineur renonce définitivement à son logement gratuit et reçoit une indemnité. Les Français, les Algériens nés avant 1962, ainsi que les Européens ont pu ainsi acheter leur propre logement. L’AMMN se bat depuis 1995 pour faire reconnaître cette discrimination. En 2007, elle a saisi la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité), qui a reconnu, en mars 2008, le caractère discriminatoire des procédures de l’ANGDM (Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs). Mais il reste encore à faire appliquer par cette instance nationale les recommandations de la Halde, autre instance nationale. Rendez-vous a été pris aux Prud’hommes pour septembre. “Même si nous obtenons un euro symbolique, nous aurons encore gagné”, précise Abdellah Samate. Après des années passées à se sentir laissés-pour-compte, les “gueules noires” venues du Maroc veulent avant tout qu’on leur rende un peu de dignité.
Chiffres. Chair à charbon
Les mines du nord de la France ont toujours attiré beaucoup de main-d’œuvre étrangère, surtout européenne. Dès le début du siècle, quand l’extraction était en pleine expansion, elles ont vu débarquer des Italiens. Dans les années 1920-30, c’est le tour des Polonais (200 000 passeront par les mines). A l’apogée des mines, en 1947, on compte 250 000 mineurs au total. Ce n’est qu’à partir des années 1950, à une époque où le déclin du charbon a déjà commencé, que les Houillères puisent dans le vivier du Maghreb, et surtout du Maroc.
Jusqu’en 1977, les Houillères du Nord-Pas-de-Calais organisent la venue de 80 000 recrues marocaines (principalement du Souss et d’autres régions rurales du Sud). C’est en 1965 qu’on compte le plus de Marocains embauchés en même temps : 12 000 (sur 100 000 mineurs). A titre de comparaison, la même année il y a 26 000 étrangers dont 3000 Algériens (et de rares Tunisiens). Au début des années 1980, lorsque les mines ont commencé à fermer, il reste environ 3600 mineurs marocains. Actuellement, l’Association des mineurs marocains du Nord Pas-de-Calais (AMMN) évalue leur nombre à 2000 familles.
Source: Newsgroups: gmane.politics.activism.zpajol
02.09.09
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