vendredi 17 décembre 2010

De la Barbarie et des Barbares





«Les Etats-Unis d'Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence sans jamais avoir connu la civilisation.» 
Albert Einstein -


Quand certains Français parlent de l’«identité nationale», leur «identité nationale»; les Suisses des «minarets»; les Américains des «haji» iraquiens et des «terroristes» arabes et iraniens etc., ils pensent certainement à la culture, aux «cultures»; ils pensent à l’autre: le «Barbare».

Selon Claude Lévi-Strauss, toutes les sociétés partagent cette tendance à l’ethnocentrisme. Une tendance qui consiste à considérer l’autre comme un «barbare» et qui peut resurgir chez tout individu: «L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaitre chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. "Habitudes de sauvages", "cela n’est pas de chez nous", "on ne devrait pas permettre cela", etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.»[1].

J’ai toujours voulu écrire quelque chose sur cette notion «élastique» de «Barbarie»[2], et je me retrouve aujourd’hui encouragé ou interpellé par un événement d’apparence anodin, mais qui est très révélateur à mon sens: les «Occidentaux» n’ont pas apprécié la «Vuvuzela» sud-africaine, la trouvent insupportable, demandent de la bannir, et parlent même de risque de propagation de rhumes et de grippes à cause d’une simple «trompette»[3]…

Sur cette pétition 93,53 % des participants sont pour l’interdiction de la Vuvuzela. Il y a certainement des participants qui n’ont jamais vu ou touché une Vuvuzela mais qui réagissent et se précipitent pour les mêmes raisons évoquées par Claude Lévi-Strauss.

Quand on sait l’importance du son, de la musique et des danses tribales ou folkloriques non seulement pour les Sud-Africains mais pour tous les Africains, on comprend que c’est toute une «culture barbare» qui est visée.

Il faut dire que les «Africains» n’ont jamais eu de chance avec les Occidentaux. Génocides, esclavage, stéréotypes et insultes racistes. Il m’est arrivé de croiser des internautes qui parlent encore des Africains comme des «sorciers», des «barbares» et, tenez-vous bien, le mot «cannibales» a été aussi utilisé par une «illuminée» qui se trompe d’époque.

Et en parlant toujours de «foot», on apprend qu’après la dernière «mésaventure» de l’équipe de France,  des personnes criant «Dites à M. Escalettes que l'on veut une équipe de France blanche et chrétienne, virez les bougnoules, les “muslims” et les Noirs. Dites-lui que l'on reviendra et qu'on cassera tout» ont envahi le 25 juin, le siège de la Fédération française de football (FFF).

George Armstrong Custer ou son supérieur le général Sheridan (peu importe, ils sont tous des génocidaires) a dit des Amérindiens «effacés» de leur terre natale: «Un bon Indien est un Indien mort». Depuis, on entend «un bon Noir est un Noir mort», «un bon Palestinien est un Palestinien mort»… voilà où commence la barbarie pour moi et voilà où la peur - dont parle Tahar Ben Jelloun[4] pour justifier le dernier carnage de Tsahal[5] l’«armée la plus morale du monde» selon Bernard Henri Lévy, contre les passagers de la flottille pour Gaza - s’empare de moi.

Le Comte Arthur de Gobineau inventeur du mythe aryen et donc théoricien de la «barbarie contemporaine» avec son fameux et funeste Essai sur l'inégalité des races humaines[6], savait-il au moins dans quel abîme il engageait l’humanité?

Les protagonistes du Darwinisme social et de l’Eugénisme porteront alors le flambeau de cette «barbarie scientifique» jusqu’aux étoiles comme dirait un Mussolini.

En 1859 Charles Darwin va révolutionner la biologie avec son célèbre ouvrage De l'origine des espèces, où il est question de la théorie de l’évolution et du processus de la «sélection naturelle». Au XIXè siècle une nouvelle doctrine politique évolutionniste qu’on appelle le Darwinisme social apparaîtra, suggérant que l'hérédité (les caractères innés) a un rôle prépondérant par rapport à l'éducation (les caractères acquis) et proposant une explication biologique aux disparités observées entre les sociétés sur la trajectoire prétendument unique de l'histoire humaine: les peuples les moins «adaptés» à la lutte pour la survie seraient restés «figés» au stade primitif conceptualisé par les tenants de l'évolutionnisme anthropologique. Selon cette doctrine la lutte pour la vie entre les hommes est l'état naturel des relations sociales et la source fondamentale du progrès et de l'amélioration de l'être humain. En d’autres termes, il est préférable pour le bien de la société et de l’humanité de supprimer les institutions et comportements qui font obstacle à l'expression de la lutte pour l’existence et à la sélection naturelle, c'est-à-dire il faut tout simplement laisser survivre et s’épanouir les plus aptes et disparaître les moins aptes comme les pauvres, les malades etc. On propose entre autres, la levée des mesures de protection sociale, l’abolition des lois sur les pauvres, l’abandon des conduites charitables etc. Francis Galton par exemple qui prétend tirer de la théorie de Charles Darwin une méthode scientifique permettant l’amélioration des qualités natives, considère qu’avec les progrès de la civilisation, les grands principes des sociétés démocratiques, tels que l’altruisme, nuisent et entraînent la dégénérescence de l’espèce humaine.

L’eugénisme quant à lui part de l’idée ou du projet de sélection des individus pour assainir progressivement le «corps social». Il s’agit de l’ensemble des méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains, en limitant la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables, ou en promouvant celle des individus porteurs de caractères jugés favorables. Laurent Mucchielli en dénonçant cette «utopie eugéniste», la définit comme «une utopie scientiste qui revendique le pouvoir de redéfinir l’organisation sociale selon les ‘lois de la nature’, qui prétend être en droit (en devoir même) de prendre le relais des systèmes de gouvernement traditionnels pour remédier à une situation censée présenter des dangers pour l’avenir de l’espèce humaine, et qui prescrit un certain nombre de mesures de sélection sociales et physiques, sur un mode incitatif et/ou autoritaire, dans le but d’améliorer la qualité biologique des humains»[7].

Ainsi comme le pense le philosophe allemand Peter Sloterdijk, un fervent partisan de la sélection génétique[8], pour améliorer la qualité génétique de chaque génération et de toute l’espèce humaine, une élite d’individus particulièrement aptes et doués dans chaque génération, devra procéder aux expérimentations et sélections génétiques requises pour optimiser le matériau de base des descendants.[9] Plus convaincu encore, Francis Galton[10] pense qu’il faut favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes. Et Alexis Carrel d’écrire dans son ouvrage de 1935, L’homme cet inconnu[11], «Pour la perpétuation d’une élite, l’eugénisme est indispensable. Il est évident qu’une race doit reproduire ses meilleurs éléments.»

Je n’oublierai jamais l’expression des visages de mes étudiants découvrant pour la première fois  la «doctrine» du Darwinisme social et de l’Eugénisme. L’horreur.

Certes, le cadre «académique» dans lequel j’ai dû enseigner ces deux «doctrines» ne me permettait pas de faire un lien avec une certaine actualité internationale, et plus précisément le blocus de Gaza. J’ai néanmoins aujourd’hui la possibilité sur cet espace de «Liberté» qu’est un blog, d’expliquer à mes étudiants comment et pourquoi tout est lié.

Si l’ethnocentrisme, le racisme, le Darwinisme social et l’Eugénisme sont une barbarie; George Armstrong Custer, le général Sheridan et le Comte Arthur de Gobineau des barbares; le blocus de Gaza est le «summum» de cette barbarie. Car comme l’explique le philosophe Manuel de Diéguez «le blocus de Gaza, dont la population s'élevait à un million cinq cent mille âmes, avait creusé un immense fossé entre l'éthique naturelle des peuples du monde et le pourrissement mondial des élites dirigeantes de la démocratie, qui se refusaient toutes à condamner Israël.»[12].

Israël est une barbarie, refuser de le condamner c’est succomber à la barbarie. Nous revoilà à re-citer[13] encore une fois le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline [14] et la «nuit» de Nietzsche: «Nous devons désormais nous attendre à une longue nuit, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruine et de bouleversements: qui pourrait en deviner assez dès aujourd’hui pour enseigner cette énorme logique, devenir le prophète de ces immenses terreurs, de ces ténèbres, de cette éclipse de soleil que la terre n’a encore sans doute jamais connue»[15] pour réanimer et interpeller ce qui reste de la raison et de la conscience des Européens[16] qui sous-estiment les conséquences catastrophiques de leur soutien à Israël.

«Les amis d’Israël souffrent en ce moment» a soupiré Bernard Kouchner[17]. Il a raison, car Israël pose à «ses amis» et au monde entier la question fondamentale suivante: peut-on maquiller une barbarie éternellement?

Pendant que la Palestine retrouve son visage légitime, son vrai visage d’une terre violée et volée avec la complicité de la «Communauté internationale», Israël dévoile au monde entier, aux générations à venir et à l’Histoire, son vrai visage laid, imposteur, morbide[18] et barbare.

J’aurais pu dire que l’Egypte et certains pays arabes sont complices de cette barbarie, mais nous savons que sur cette scène internationale dominée par la barbarie, l’Egypte n’est qu’une vassale, et un vassal n’a pas le «privilège» ni de la civilisation ni de la barbarie. Un vassal n’est qu’un vassal, un médiocre comédien sur une scène qui brule devant le regard apathique et idiot de la foule.

Chahid Slimani
16.12.10
Notes:
[1] Claude  Lévi-Strauss: Race et histoire. Gallimard, Folio 1987
[2] Georges Bastide définit la barbarie comme «cet aspect de l’activité humaine par lequel l’homme fait au contraire subir à la réalité donnée un changement tel que la culture s’y trouve exploitée dans le sens de la négation et de la suppression de la communication des consciences, c'est-à-dire dans le sens de la diminution des possibilités de moralité dans le monde.» Cf Georges Bastide : Mirages et certitudes de la Civilisation. Editions Privat
[3] Mondial: l'insupportable bourdonnement des vuvuzelas
[4] Pour Tahar Ben Jelloun «Quand un Etat est en proie à la peur, il est pris de panique et commet l'irréparable comme cela s'est passé lundi 31 mai au large d'Israël. C'est David Grossman qui évoque la peur à la base de ce qu'il appelle cette "souillure morale".». Lire Tahar Ben Jelloun: «Peurs». Ainsi, un «Etat» qui dispose de plus de 200 bombes atomiques et de l’armée la plus puissante de la région et du soutien inconditionnel de tous les pays occidentaux a peur des battons et des barres de fer des passagers!  
[5] Serial killers et génocidaires de renom
[6] Première édition parue en 1853
[7] Laurent Mucchielli: «Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914)»: débats médicaux sur l'élimination des criminels réputés «incorigibles». Revue d’histoire des sciences humaines, n° 3, 2000.
[8] Tout comme Alexis Carrel, Jean Rostand et  Charles Richet. 
[9] Cf Peter Sloterdijk: Règles pour le parc humain, traduction par Olivier Mannoni, Mille et une nuits, Paris 2000; Yves Michaud: Humain, inhumain, trop humain: réflexions philosophiques sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk. Climats, Paris 2000; André Pichot: La Société pure. De Darwin à Hitler. Flammarion, 2000.
[10] Francis Galton est le fondateur de l’eugénisme moderne.
[11] Alexis Carrel: L’homme cet inconnu. 1 ed. Lib.Plon. 1935
[12] Manuel de Diéguez: «La chute des démocraties dans la barbarie»
[13] Lire Chahid Slimani: Les Tartuffes, les aveugles, les sourds et la nuit.[14]  Louis-Ferdinand Céline: Voyage au bout de la nuit. Gallimard-Folio. Paris 1972.
[15] Friedrich Nietzsche: Le Gai Savoir
[16] Lire Manuel de Diéguez: Le naufrage de la civilisation européenne
[17] Lors d’une émission sur TV5 Monde
[18] Lire Aline de Diéguez: Aux sources du sionisme: II - L'invention des notions de "peuple élu" et de "terre promise"

Source: alterinfo

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