mercredi 29 décembre 2010

Les gouvernements européens se mettent à genoux devant le grand capital financier

Atilio Boron est professeur de théorie politique à la Faculté de sciences sociales de l`Université de Buenos Aires et chercheur au Conseil national d`investigations scientifiques et techniques (CONICET) d`Argentine. Il dirige le Programme latino-américain d`éducation à distance et de sciences sociales (PLED). En 2009 il obtint le Prix de l`Unesco José Martí. Auteur de nombreux ouvrages dont le plus récent est, en collaboration avec Andrea V. Vlahusic: «Le coté obscur de l`Empire. La violation des Droits Humains par les États-Unis» (Ed. Luxemburg, Buenos Aires.)  



- Fidel Castro à qui vous lie de forts liens d`amitié, vous a invité après le colloque «L`Amérique Latine et les Caribes: l´indépendance des métropoles et l`intégration émancipatoire» de La Havane (22-24 Novembre) avec d`autres intellectuels, à un déjeuner. Entre autre, vous avez parlé des changements prévus dans l`économie cubaine. Quels en seront les principaux aspects?
- Sur le plan de politique intérieure, Fidel Castro souligna l`importance des changements économiques qu`on est en train de proposer. Il signala le fait que la Révolution doit actualiser son modèle économique socialiste si elle veut survivre. Il répéta qu`il ne craignait pas tellement une agression extérieure de la part des Etats-Unis que les processus de démantèlements internes, résultant de l`incapacité économique cubaine de satisfaire les nécessités de sa population. Il réitéra que le prochain congrès du Parti Communiste Cubain approuvera un paquet de réformes qui approfondiront le socialisme, le transposant à l`époque actuelle ce qui ne sera en aucun cas une attaque contre «les conquêtes historiques de la Révolution.»

- Prenant comme point de repère des documents du Pentagone, de la CIA et du Département d`Etat nord-américain où les Etats-Unis définissent leur position belligérante pour les prochaines 30-40 années, dans votre exposé de La Havane vous avez démontré que «l`Empire est disposé à défendre bec et ongles les privilèges dont il a profité lors de la dernière moitié du XXè siècle.»
- Je faisais allusion à une série de documents dont la totalité signale les difficultés de l`Empire nord-américain à survivre sans renoncer aux privilèges dont il a profité durant ces dernières cinquante années. Tout indique que ce monde a déjà disparu et que l`actuel est pollué de rivaux et de concurrents qui peuvent interférer dans les projets des Etats-Unis. En conséquence, le pays doit se préparer à une longue période de guerres afin de préserver une part - pas toute - de l`influence qu`il a su préserver depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

La nouvelle et très forte pression sur l`Amérique Latine et les Caraïbes se manifeste par l`implémentation d`une vingtaine de bases militaires allant de l`extrême Nord de la Mer des Caraïbes jusqu`au îles des Malouines au Sud, 7 bases en Colombie, 4 au Panama, 2 au Paraguay et bien d`autres. En fait, le Venezuela est entouré de bases puisque, hormis les colombiennes, il s`y trouve 2 à peu de kilomètres de ses plages: les bases d`Aruba et du Curaçao, deux colonies de la Hollande, ancienne puissance européenne qui a facilité ses installations à la Maison Blanche afin qu`elle puisse agresser le Venezuela de façon effective et à moindre coûts. Ajoutez à cela la réactivation de la puissante IVè Flotte étatsunienne, composée de navires de toutes sortes, aptes à naviguer  dans les «eaux bleues» du littoral maritime  latino-américain et dans nos grands fleuves intérieurs. Les Etats-Unis promeuvent de nouveau des coups d`Etat militaires dans la région avec le but de contrôler totalement l`Amérique Latine. Ce fait qui est signalé depuis de nombreuses années par Noam Chomsky, divers documents du Pentagone, du Département d`Etat et de la CIA ne font que le confirmer.

- Quoique la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton demandait à ses ambassadeurs d`espionner d`importants hommes politiques, pour avoir communiqué quelques 250.000 documents à cinq journaux néolibéraux,  les Etats-Unis et leurs alliés européens accusent Wikileaks de «mettre en danger la diplomatie internationale». De quelle genre de diplomatie s`agit-il?
- Les accusations des Etats-Unis ainsi que de sa clientèle politique européenne manquent complètement de substance. Ce que Wikileaks a révélé jusqu`à présent a peu d`importance, sauf:
a) la preuve que Washington soumet le siège de l`ONU de New-York et probablement aussi le domicile privé de son Secrétaire général à un espionnage illégal, ce qui constitue une très grave violation à la sécurité et à la légalité internationale. Ce fait a été  dénoncé seulement par quelques pays d`Amérique Latine mais, au déshonneur de l`Europe, par aucun de ses gouvernements. L`Europe trahit ainsi sa condition d`héritière de l`enseignement d`Emmanuel Kant concernant l`ordre légal qui devrait régir la Planète.
Souvenons-nous que pour beaucoup moins, Richard Nixon a dû renoncer à la présidence des Etats-Unis. Le scandale du Watergate est un jeu d`enfant face aux agissements du Prix Nobel de la Paix, Obama, envers l`ONU.

b) Madame Clinton était parfaitement au courant qu`au Honduras avait eu lieu ce que son propre ambassadeur, Hugo Llorens, nomma dans ses dépêches «un coup d`État», mais elle n`accorda pas d`importance à ces informations. Elle mentit à tout le monde en affirmant que ce qui avait eu lieu était en concordance avec les préceptes constitutionnels, un fait qui souille son bureau ainsi que la Maison Blanche du péché de mensonge.

c) l`obstination de Washington afin d`empêcher l`affermissement des processus d`intégration nationale en Amérique Latine, disséminant des intrigues et créant de faux affrontements entre les pays de cette zone. De cette façon les USA prouvent leur fidélité au précepte de l`Empire Romain: «Divise et tu vaincras». Actuellement ses plans sont visibles et génèrent une réaction contraire. Il devient évident que la diplomatie des Etats-Unis n`est rien d`autre qu`une perverse combinaison de mensonges, de corruption, d`extorsions et d`agressions.

- La conférence intitulée «Danger dans les Andes» qui eut lieu au Capitole de Washington le 17 novembre, a réuni des membres du Congrès, républicains et démocrates à des terroristes latino-américains et cubains qui entre autres, financèrent des putschs au Venezuela, en Bolivie, au Honduras, en Equateur ainsi que des attaques contre Cuba. Quelle signification a cette conférence pour les pays de l`ALBA (1)?
- Cette réunion expose clairement - non seulement pour les pays de l`ALBA, mais pour tout homme ou femme de bonne volonté - la gravissime menace qui pèse sur l`Amérique Latine et les Caraïbes lorsque des terroristes avérés, ainsi que leur représentants politiques et financiers (telles les institutions d`extrême droite National Endowment for Democracy, International Republican Institut ou le Hudson Institute, MR) se réunissent au siège du Congrès des Etats-Unis pour échanger des opinions et des expériences relatives aux meilleurs moyens de mettre fin aux gouvernements démocratiques de la région. S`il y avait une justice aux USA, une bonne partie de ces personnages devraient être sous les verrous, accusée de complicité ou bien de faire l`apologie de la violence et, dans certains cas, d`homicide. Face à cette dégradation morale de l`Empire, les pays de l`ALBA ainsi que tous les autres de l`Amérique Latine doivent être extrêmement attentifs face aux tentatives de coups d`Etat, d´essais de  déstabilisation ou de séparatisme encouragés par Washington et par les secteurs de la droite la plus réactionnaire de nos pays. Attentifs aussi à la complicité de quelques pays européens préférant détourner les yeux face à des faits répugnants pour la conscience humaniste universelle, qui dans le passé a donné à la culture européenne de brillants représentants.

- Pendant que «le fléau néolibéral» - duquel vous nous faites une mordante analyse dans votre étude «Le Socialisme du XXIè Siècle» (2) - imposé par l`UE depuis la chute du Mur de Berlin, appauvrit des millions de citoyens, les gouvernements révolutionnaires du Venezuela, de  Bolivie, de l`Équateur et du Nicaragua ainsi que leurs peuples, introduisent des réformes politiques inédites dans leur histoire. Quelle feuille de route suivent-ils?
- Je crois que la clé se trouve dans le fait que ces gouvernements ont décidé de se détourner complètement des recettes économiques néolibérales qui ont semé  tragédies et misère dans les pays d`Amérique Latine et des Caraïbes. Le livre du président de l`Equateur Rafael Correa, intitulé «Equateur. D`une République Bananière à une Non-République», fait une synthèse extraordinaire de ce que ces politiques ont détruit. Elles ont anéanti nos économies, ont pillé nos ressources, ont transféré les richesses de nos pays au grand capital financier et à ses alliés et ont appauvri la classe moyenne, réduisant les secteurs populaires à l`indigence. Les leaders «bolivariens» eurent l`intelligence et l`audace de lutter contre les intérêts établis, de placer l`économie au service de la société, de recouper avec méticulosité les privilèges du marché et, surtout, de désobéir aux conseils des grandes bureaucraties internationales telles le FMI (Fond Monétaire International), la BM (Banque Mondiale), la BID (Banque Internationale de Développement), auteures intellectuelles du pillage de nos pays. En plus, ces grands leaders ont renforcé les protagonistes de masses, au lieu de renvoyer les gens chez eux. Ils perfectionnèrent les institutions démocratiques en introduisant de nombreuses consultations populaires sous forme de plébiscites, référendums, élections révocatoires du mandat. De cette façon, un président comme Rafael Correa a convoqué - et gagné - six élections nationales en quatre ans! Hugo Chávez convoqua seize élections générales en onze ans et gagna quinze d`entre elles. Le record d’Evo Morales s`apparente à celui de Correa. Quel gouvernant européen atteint actuellement un tel degré de légitimité? La grande presse qualifie toutefois ces gouvernants d`Amérique Latine de «dictateurs» ou bien, dans le meilleurs des cas, «d`autoritaires».

Nous avons vu avec surprise et gêne comment le FMI - qui des décades durant ne s`est pas mêlé des politiques publiques européennes - apparait maintenant pour dicter aux gouvernements de Grèce, d`Irlande et d`Espagne ce qu`ils doivent faire. Invariablement mise au service du grand capital financier et de leurs oligopoles transnationaux, les recettes perverses du FMI ont été appliquées en Amérique Latine avec des résultats catastrophiques. Nous avons du mal à croire que les peuples d`Europe acceptent de se soumettre au mandat du FMI. Mais leurs gouvernements ont abdiqué toute prétention de souveraineté et l`unique chose à laquelle ils sont disposés est de s`agenouiller devant les exigences du grand capital financier.

Entretien réalisé par Manola Romalo
24.12.10

Cette entrevue a été d`abord publié par HINTERGRUND :
http://www.hintergrund.de/201012101282/politik/welt/europa-hat-seinen-moralischen-anspruch-vor-dem-finanzkapital-aufgegeben.html
Et par Rebelión : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=118372   

Notes:
(1) ALBA [l`Alliance Bolivarienne pour les peuples de nos Amériques] réunit les pays nommées ci-dessus sauf le Honduras qui, à la suite du coup d´Etat militaire qui a délogé son président légitime, Manuel Zelaya, a été suspendu par les pays de l`ALBA, se retirant en janvier 2010 après des élections présidentielles truquées, ainsi que: Cuba, Nicaragua, Antigua, les Barbuda, Dominique, San Vicente et les Grenadines.
(2) Ouvrage publié en octobre 2010 en Allemagne: Atilio Boron: „Den Sozialismus neu denken. Gibt es ein Leben nach dem Neoliberalismus?“ VSA-Verlag, Hamburg, ISDN 978-3-89965-423-3
(3) Rafael Correa: “Ecuador. De banana Republic a No República.”(Random House, 2010) 

Source: mondialisation.ca

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