mercredi 8 décembre 2010
L’islamophobie, c’est réduire l’islam à l’intégrisme
Réponse à Pascal Bruckner et à son invitation à bannir l’islamophobie de notre vocabulaire.
On a pu lire dernièrement, dans la rubrique "Débats" de "La Libre Belgique" (samedi 27 et dimanche 28 novembre 2010), un texte signé de la main de Pascal Bruckner nous invitant à bannir de notre vocabulaire le terme d’"islamophobie". Son propos s’étayait sur les arguments suivants. D’une part le terme aurait été forgé par des intégristes iraniens contre toute politique féministe (ou laïque) visant à mettre en question l’islam et sa vérité, puisque ce mot aurait eu pour but, selon les mots de l’auteur, "de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme"(1). D’autre part le terme entretiendrait une confusion entre confession et race et assimilerait dès lors tout jugement vis-à-vis de la religion musulmane à un acte raciste, pour finalement forclore la possibilité de tout examen critique de celle-ci. Le terme d’"islamophobie" porterait ainsi un coup fatal à la liberté d’expression et au débat d’opinion qui caractériseraient les sociétés démocratiques, car il exclurait la religion musulmane du champ de la discussion critique en taxant toute critique vis-à vis de l’islam de raciste et d’islamophobe. Enfin, comme conséquence de ces deux premiers arguments, parler d’"islamophobie" pour Pascal Bruckner, ce serait en même temps "nier pour mieux la légitimer la réalité d’une offensive intégriste en Europe" , ébranler la laïcité "en l’assimilant à un nouveau fondamentalisme"(2), stigmatiser et exclure ceux qui oseraient mettre en cause le Coran - ou, en d’autres termes, participer activement au renforcement de l’intégrisme en empêchant l’islam d’être l’objet de la critique.
Or, puisqu’il s’agissait d’une rubrique débat et de l’expression d’une opinion concernant la société, il me semble que cette opinion peut être contestée et doit l’être dans le cadre justement du débat démocratique, et de la démocratie en général, dont elle se revendiquait.
La prémisse de départ de l’argumentaire brucknérien d’abord, si elle s’énonce comme une évidence, est contestable et contestée. Cette thèse, déjà avancée par Caroline Fourest, est en effet remise en question par Alain Gresh, rédacteur en chef du "Monde diplomatique". Celui-ci écrit: "Quant à l’affirmation de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, dans "Tirs croisés", selon lesquels le mot aurait été inventé par les mollahs pour contrer les critiques du régime iranien, elle ne repose sur aucune source précise; et leur livre est tellement approximatif dans ses références et citations, qu’on ne saurait prendre leur affirmation pour argent comptant - d’ailleurs on trouve le terme déjà utilisé dans un texte de 1925, leurs auteurs parlant d’un "accès de délire islamophobe"(3)."(4)
La seconde affirmation de Pascal Bruckner est plus subtile et consiste à affirmer la différence entre confession et race, afin d’attester que l’islamophobie (alors comprise comme hostilité à l’égard des musulmans) ne saurait être assimilée au racisme, qui se fonde sur une appartenance ethnique ou une "supposée race", puisque l’islam est pratiqué par des personnes ressortissantes de nombreux pays. Cet effort pour disjoindre islamophobie et racisme se prolonge plus loin lorsque l’auteur affirme: "L’erreur est tragique: le racisme s’attaque aux personnes en tant qu’elles sont coupables d’être ce qu’elles sont, le Noir, l’Arabe, le Juif, le Blanc. L’esprit critique à l’inverse, porte sur des vérités révélées, les écritures toujours susceptibles d’exégèse, de transformations. Cette confusion a pour objet de déplacer la question religieuse du plan intellectuel au plan pénal, toute objection ou moquerie étant passible de poursuites."(5) L’islamophobie n’est alors plus comprise comme conduite allant à l’encontre de personnes musulmanes mais comme une pratique critique visant l’islam lui-même. Or, il me semble que ce que désigne le vocable d’"islamophobie" ne consiste pas en un geste critique concernant la religion, (même si ce terme peut et a pu être repris pour interdire toute mise en question de l’islam), mais désigne un ensemble de significations et de préjugés qui fondent des pratiques discriminatoires à l’égard des musulmans - tout comme l’antisémitisme ou la "judéophobie" nomment un ensemble de théories et de pratiques qui visent à disqualifier et à exclure les Juifs (le judaïsme étant avant tout une religion avant que d’être une "race"). A juste titre, Alain Gresh note que "quand la presse ou des intellectuels dénoncent la "judéophobie", personne ne pense qu’il s’agit ainsi d’un refus de la critique de la religion juive; en revanche, pour certains, il définit mieux que l’antisémitisme certaines formes nouvelles de haine des juifs. S’il est vrai que certains musulmans peuvent brandir l’islamophobie pour bannir toute critique de l’islam, cela ne doit pas nous décourager: la judéophobie ou l’antisémitisme est aussi utilisé par certains pour interdire toute critique de la politique israélienne. Faut-il bannir l’usage de ces mots pour autant ?"(6)
Enfin, si Pascal Bruckner affirme que les termes d’"islamophobie" et d’"islamophobe" servent à désigner des personnes musulmanes qui aspireraient à vivre autrement leur foi et leur religion, ou à ne pas croire du tout, et participent ainsi la fabrication d’un "nouveau délit d’opinion" par les intégristes, l’islamophobie est d’abord une pratique et un point de vue occidental sur le monde de l’islam, que nous vivons et construisons comme un monde qui nous est étranger, et qui comme tel nous mettrait en danger. L’islamophobie, c’est réduire l’islam à l’intégrisme, le port du voile à l’islamisme, et la manifestation de toute différence à une menace pour l’ordre démocratique. L’islamophobie, c’est rejeter la femme voilée, l’homme musulman qui refuse de se raser (le "barbu") et tous ceux qui ne se conforment pas aux normes de la femme ou de l’homme occidentaux hors de notre espace public au nom de la démocratie.
Il me semble que le débat démocratique, plutôt que de consister en un credo occidentalo-centré affirmant l’universalité, la vérité et la sainteté de nos valeurs devrait pouvoir s’ouvrir à la différence. Les "sociétés ouvertes" dont parle Pascal Bruckner sont de plus en plus dans un mouvement de repli identitaire qu’elles imputent à l’Autre - ce seraient les Autres (et pas nous) qui se refermeraient sur eux-mêmes. Une véritable société ouverte, un régime démocratique, devrait être une pratique de mise en question des certitudes et des croyances. Mais cet effort critique, avant que de s’exercer à l’égard de l’Autre, devrait avant tout prendre pour objet ce qui fonde notre propre société. Il s’agit d’interroger les valeurs et les représentations que nous tenons pour vraies et qui pourtant dépendent d’une histoire et d’un contexte social contingents. Dans cette perspective, cet Autre qui n’entre pas dans nos cadres fragilise nos certitudes, nous pousse à nous interroger, et permet ainsi un réel "débat démocratique" sur nos idées. Dès lors, il me semble qu’un véritable régime démocratique, plutôt que de supprimer la différence (par le rejet ou l’exigence de se conformer à ses normes), devrait pouvoir ménager un espace de visibilité et d’écoute de l’Autre, en tant que celui-ci révèle la contingence de nos valeurs et nous pousse ainsi à nous interroger.
Céline Van Caillie
Doctorante en philosophie
07.12.10
Notes:
(1) "La Libre Belgique", 127e année - nos 331 & 332, 27 et 28 novembre 2010, p. 60.
(2) Ibidem, p. 61.
(3) Etienne Dinet, Sliman Ben Ibrahim, "L’Orient vu de l’Occident", Piazza-Geuthner, Paris, 1925.
(4) Alain Gresh, "A propos de l’islamophobie. Plaidoyer en faveur d’un concept controversé", http://lmsi.net/A-propos-de-l-islamophobie.
(5) "La Libre Belgique", op. cit., p. 61.
(6) Alain Gresch, op. cit.
Source: lalibre.be
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