mardi 13 juillet 2010

L'Etat irréprochable existe !



 

L'Etat  irréprochable existe : je l'ai rencontré.




La Suède a depuis longtemps tenu les promesses de la France et le pouvoir, ici et là-bas, n'a pas la même saveur, la même couleur, la même odeur. Pour schématiser, chez nos amis scandinaves il est un service qu'on rend; chez nous un privilège qu'on octroie. D'un côté une charge pour le bénéfice de tous, de l'autre un honneur pour le bénéfice de soi. On n'en finirait pas d'énumérer les différences aussi bien matérielles que psychologiques. La Suède est fière de l'absence de pompe quand la France elyséenne s'enivre d'une majesté qui coûte cher.

Le Figaro, qui publie d'excellents articles quand il parvient à échapper à Etienne Mougeotte, a récemment traité des "gouvernements européens à l'heure de l'austérité" sous la signature de Stéphane Kovacs. On apprend que nos voisins se sont déjà mis "au régime sec: voitures et logements de fonction, nombre de collaborateurs".
Sur la Suède, c'est particulièrement éclairant. Les ministres déjeunent à la cantine comme les hauts fonctionnaires et les secrétaires. D'énormes titres dans la presse si un ministre oubliait de débarrasser son plateau! Cela n'empêche pas qu'au ministère des Affaires étrangères, les hôtes en visite soient bien accueillis et bien nourris.

"Modestie, rigueur et honnêteté", c'est le programme que les ministres suédois se doivent de respecter scrupuleusement. Les tentations sont d'ailleurs évitées. Pas de logements de fonction sauf pour le chef du gouvernement qui a droit à un appartement de 175 m² pour lequel il paye un loyer minime. Pas de voitures avec chauffeur mais la police assure le transport des ministres si nécessaire. Les bureaux sont sobres et fonctionnels. Rien de somptueux ni d'inutile. Tout pour l'efficacité, rien pour la frime. Les frais de réception et de déplacement, les communications téléphoniques: tout est minutieusement réglementé et vérifié. Les portables personnels servent aux communications privées et les ministres voyagent en classe économique sauf sur les vols long-courriers.

Pour illustrer cette rigueur, à la fin de l'année 1995 le numéro deux du gouvernement suédois avait été obligée de démissionner pour avoir réglé avec sa carte de crédit de fonction quelques barres chocolatées.

Il serait trop facile de tourner en dérision ce puritanisme de la rectitude qui, chez nous, ne laisserait personne au pouvoir. Je constate seulement qu'un tel régime a fait ses preuves et que, si l'alternance politique modifie les projets, les réalisations et les équipes selon la ligne libérale ou sociale-démocrate promue, jamais la morale publique n'est offensée ni les citoyens dressés viscéralement contre leurs gouvernants. Parce que ceux-ci, grâce au train de l'Etat, à l'apparence modeste du Pouvoir, à la similitude des conditions entre ceux qui administrent et les administrés, sont dans tous les cas respectés. On peut déplorer le vote d'une loi mais on ne vouera pas la classe politique ni la politique elle-même aux gémonies. Parce qu'il y a une forme de vertu s'il n'y a pas consensus sur le fond, celui-ci étant bien moins important que celle-là. Cette obligation éthique, non discutée par les Suédois, vient sans doute de la lucidité du protestantisme sur la nature humaine: pour éviter à cette dernière des débordements incontrôlés, il convient d'écarter toutes les tentations sur la route et l'exercice du Pouvoir. L'exigence de simplicité strictement encadrée a ceci de bon qu'elle censure tout désir d'excès. Elle protège contre soi.

Je suis persuadé que de l'extérieur, les principaux responsables français applaudissent le modèle suédois mais se garderaient bien de le mettre en œuvre, même dans ses grandes lignes, ses tendances essentielles. Il y aurait pourtant du pain sur la planche de l'Etat et quel bonheur ce serait de percevoir une diminution du somptuaire au profit du nécessaire. Je crains que Paul Valéry soit toujours félicité par notre classe politique pour avoir écrit que "le pouvoir sans l'abus n'offre aucun charme". Il y a dans la tradition française une incoercible envie de faire déborder la démocratie en gabegie (Le Monde).

Pourquoi la France est-elle si convaincue que le pouvoir a besoin d'apparences, de manifestations ostensibles, de la traduction concrète et quantitative de la supériorité de ceux qui dirigent sur ceux qui sont dirigés? Si la France officielle ne s'enrobait pas de luxe et d'un appareil à la fois impressionnant et gênant pour la vie de tous, craindrait-on une méconnaissance de la légitimité du Pouvoir, une mise en cause de celui-ci, le risque que président, Premier ministre et ministres ne soient plus pris suffisamment au sérieux? On sent bien que chez certains la profusion dont ils aiment s'entourer et profiter est l'unique moyen qu'ils ont trouvé pour démontrer qu'ils sont importants.

La modestie de l'Etat suédois, loin de le réduire, lui permet de concentrer toutes ses forces sur l'essentiel. Le corps privé de sa graisse est prêt pour tous les combats et tous les défis. Le luxe et l'apparat emprisonnent quand la simplicité, à tous points de vue, libère. J'aime qu'on ne veuille pas se distinguer, par la forme, des habitudes de la communauté nationale pour mieux gouverner sur le fond. Rien de ridicule dans cette ascèse qui n'appelle surtout pas la condescendance d'Etats trop enflés! Là où on tente d'aller contraints et forcés, la Suède y est parvenue librement depuis longtemps.

L'Etat irréprochable existe : je l'ai rencontré en effet.

M. Gunnar Lund, ambassadeur de Suède à Paris, et son épouse Kari Lotsberg, que nous osons dire des amis, démontrent, si nous avions pu en douter, à quel point la qualité d'une personnalité intellectuelle et humaine était inversement proportionnelle à la surabondance qui l'entoure et trop souvent l'étouffe. L'exemple suédois en action et en allure.

Pourquoi pas en France ?

Philppe Bilger
10.07.10
Source: philippebilger.com

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire