jeudi 15 juillet 2010

Quand le sage montre la lune…


À chacun ses indignations ! Pour les uns – et nous sommes quelques-uns à être de ceux-là – ce qui provoque l’indignation, c’est l’existence de ces fortunes colossales, l’inextinguible appât du gain des riches qui ne consentent même pas, du haut de leurs milliards, à apporter leur tribut à la collectivité; c’est cette consanguinité entre le monde de la politique et celui de l’argent; c’est l’effronterie de ces ministres qui s’arrogent tous les privilèges, éprouvent un sentiment d’impunité qui les rend étrangers à ceux qu’ils gouvernent, et qui, toute honte bue, exigent des humbles les sacrifices qu’ils refusent pour eux-mêmes; pour les autres, l’indignation a d’autres causes. Elle est provoquée par l’indiscrétion du journaliste qui révèle ce qui devait être caché.

Pour ceux-là, le scandale, c’est l’information. Le peuple n’avait pas à connaître la fortune de Mme Bettencourt. Il n’avait pas à savoir que des comptes de l’une des femmes les plus riches de France étaient déposés en Suisse, à l’abri du fisc. Il ne devait pas connaître le nom de cette île des Seychelles que la vieille dame a acquise, et dont elle ne sait même plus à qui elle l’a cédée. Pour ceux-là, l’indignation naît de la transgression d’une règle sacrée de la bourgeoisie d’affaires: rien ne doit jamais fissurer le mur du silence qui entoure ses pratiques. L’avocat Daniel Soulez Larivière s’emporte dans une tribune du Monde contre cette transgression. Dans son indignation, il compare le majordome qui a enregistré à la dérobée des conversations au domicile de Liliane Bettencourt à la Stasi, la police politique est-allemande.

L’avocat suggère qu’à l’avenir la Cour de cassation n’accorde aucune valeur aux informations obtenues de façon illicite. Son point de vue en rejoint d’autres. Pour les uns, Éric Woerth serait la victime d’une «chasse à l’homme» (Éric Besson). Pour les autres, la presse se ferait complice d’une résurgence du populisme, voir de l’antiparlementarisme. Ces raisonnements n’ont guère de logique. Ils ont en revanche une cohérence sociale. Celle d’un pouvoir aux abois qui aimerait pouvoir faire taire les journalistes. Soyons clairs. Nous ne sommes pas, pour notre part, des adeptes de la caméra cachée, ni des Torquemada de la transparence. Nous nous méfions de ceux qui érigent la méthode des «infiltrés» ou l’usurpation d’identité en principes d’information. Mais il ne s’agit pas de cela ici. Il ne s’agit pas de secrets d’alcôve. Le fisc grugé, un ministre soupçonné de conflit d’intérêts, ce sont des affaires publiques. Ce sont nos affaires, à nous autres citoyens. Les ministres en service commandé pour défendre Éric Woerth, Me Soulez Larivière qui plaide le «pas vu pas pris», et même Simone Veil et Michel Rocard qui déplorent les «attaques ad hominem» et les «dérives» médiatiques, tous nous font penser à ce proverbe chinois bien connu: «Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt.» Quand la presse révèle le scandale, eux s’en prennent à la presse. Évidemment, aucun de ces personnages n’est idiot. Ils ont ce qu’on appelait naguère une réaction de classe. Une forme de solidarité politique et sociale, et un sentiment de panique devant la crise morale dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus le régime de M. Sarkozy.

Des démocrates devraient se poser la question différemment. Que se serait-il passé si le Canard enchaîné n’avait pas révélé l’affaire ô combien symbolique des cigares de Christian Blanc, payés aux frais du contribuable? Si Mediapart n’avait pas révélé le scandale d’un secrétaire d’État au Développement qui se rend en jet privé à une conférence pour l’aide aux sinistrés d’Haïti? Que serait-il advenu si Mediapart et le Point n’avaient pas pris la responsabilité de publier le fameux enregistrement du majordome de Mme Bettencourt? Nous connaissons tous la réponse: il ne se serait rien passé! Car il n’existe évidemment aucun contre-pouvoir institutionnel, ni surtout aucune volonté politique à l’Élysée pour réagir contre ces scandales, grands ou petits, symboliques ou systémiques. Christian Blanc continuerait de fumer ses cigares, et Alain Joyandet de mobiliser pour sa personne des jets privés. Et ils seraient toujours membres du gouvernement.

On ne saurait rien de tout cela parce qu’il ne s’agit pas de dérives. Que le ministre du Budget, patron du fisc, soit en même temps le trésorier du parti présidentiel ne choque plus personne. Qu’un même homme ait le pouvoir (ne disons pas qu’il en a usé – il suffit qu’il ait ce pouvoir) de bloquer une enquête fiscale sur des fortunes qui enrichissent les caisses de son parti, cela s’inscrit aujourd’hui dans une sorte de normalité politique. Car le pire dans ces affaires, ce n’est peut-être pas ce qui est illégal, mais ce qui est légal. Quand Mediapart révèle que le fisc a restitué trente millions d’euros à Mme Bettencourt au titre du bouclier fiscal, que révèle-t-il? Qu’il y a en France une disposition voulue par Nicolas Sarkozy et votée par sa majorité qui s’appelle le bouclier fiscal. Les volutes du cigare de M. Blanc font en quelque sorte partie du système. L’arrogance fait partie du système. Le sentiment de l’impunité aussi. Entre la réforme des retraites, le scandale Woerth-Bettencourt et le cynisme des comportements, il y a comme une continuité.

Denis Sieffert
08.07.10

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