lundi 15 mars 2010
De l'antisémitisme à l'islamophobie : les hoquets de l'Histoire
La carte blanche publiée dans Le Soir du 5 mars par un collectif de signataires dont le but est de discréditer l’arrivée de Fatima Zibouh, une jeune universitaire voilée, au conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances, est susceptible de constituer un cas d’école inespéré pour une étude du discours sur les minorités. En effet, quiconque se penche un tant soit peu sur ces questions peut d’emblée noter que des invariants se dessinent au fil de l’Histoire. Certes, comparaison n’est pas raison, mais certaines similitudes sont troublantes, et méritent d’attirer l’attention. C’est très probant si l’on s’essaye à comparer, par exemple, le discours sur le juif il y a un siècle ou deux, et le discours sur le Musulman depuis quelques années. Tentons de cerner certains de ces invariants.
Tout d’abord, la catégorie du double visage et de la double allégeance est toujours en filigrane du discours sur les minorités. Il est reproché à l’individu qui en fait partie d’avoir une identité en porte-à-faux, floue, ambiguë, et d’être par conséquent indigne de confiance, même, ou surtout, s’il montre patte «blanche» (veuillez excuser le mauvais jeu de mot). On s’en aperçoit en lisant Bruno Bauer et sa Question Juive (1843), qui posait la question de savoir si les juifs peuvent réellement être citoyens en Allemagne, et y répondait en soutenant que chez le juif, «son essence juive et restreinte l’emporte toujours pour finir sur ses obligations humaines et politiques». On sait la réponse cinglante que Marx lui réserva l’année suivante dans ses Commentaires sur La Question Juive : «Nous n’affirmons pas qu’ils ont le devoir d’abolir leur limitation religieuse dès qu’ils abolissent leur limite profane. Nous ne transformons pas des questions profanes en questions théologiques». Un autre fameux exemple est celui de l’abbé Grégoire qui écrivit, pour un concours proposé par la Société Royale des Sciences et des Arts de Metz qu’il remporta en 1788, que «le Juif, répandu partout et fixé nulle part, n’a guère que l’esprit du corps, qui n’est pas l’esprit national… c’est toujours un Etat dans l’Etat !» (1). Car évidemment, cette double allégeance entraîne la possibilité d’une cinquième colonne, d’une armée de déloyaux ingrats. La carte blanche mentionnée plus haut ne fait rien d’autre en distillant le doute et la suspicion sur Fatima Zibouh, qui «au-delà de ce qu’elle a ‘sur la tête’» aurait aussi quelque chose «‘dans la tête’», quelque chose d’inavouable et qu’il faut révéler. D’ailleurs, ne tente-t-elle pas de «brouiller les cartes par un discours très ‘à gauche’ sur la question sociale» ?
Deuxième catégorie, la plus évidente, celle du complot international. Elle s’accompagne invariablement du même procédé rhétorique : l’essentialisation. En effet, afin de pouvoir unifier tous les individus d’un groupe, au-delà d’une diversité trop encombrante dans le cadre d’une démonstration simpliste, il convient de faire parler ces individus non pas au travers de leurs propres discours particuliers, par ailleurs vus comme hypocrites et indignes de confiance, mais au travers d’une identité totalisante, unique, monolithique… et terrifiante. L’équation de l’essentialisme est d’une simplicité déroutante : cet individu est ce groupe, ce groupe est cette religion, cette religion menace le monde. Ainsi, pour prendre l’exemple extrême qui est celui de l’idéologie nazie, le juif, quel qu’il soit, où qu’il soit, participe du même complot mondial : socialiste à Saint-Pétersbourg ou banquier à New-York, c’est son identité juive qui prime, et c’est tout naturellement qu’il participe à une tentative mondiale judéo-bolchévico-maçonnique de contrôle planétaire. On retrouve cette équation dans la carte blanche de Nadia Geerts et consorts : Fatima Zibouh, ce n’est pas avant tout Fatima Zibouh, mais c’est un groupe, une essence : c’est le Cercle des Etudiants Arabo-Européens, donc c’est Tariq Ramadan, donc c’est les Frères Musulmans. Or ces derniers ont pour objectif «de rendre illégitimes puis de détruire la morale et l'éthique occidentale afin d'installer un califat musulman mondial». Fatima Zibouh a par conséquent des projets cachés derrière la tête, dont le moindre n’est pas celui de détruire puis de contrôler l’Occident… Tremblez braves gens !
Cela nous mène, last but not least, à une dernière catégorie, liée aux deux premières : le jugement à l’emporte-pièce, la diffamation sans preuves, sans éléments, sans analyses rationnelles, accompagnés de la caricature. Il est en effet clair que les rapports de force, d’une société donnée à un moment donné, permettent de dire des choses à propos d’une minorité qu’on ne se permettrait pas envers d’autres groupes ou dans un autre contexte. C’est frappant en ce qui concerne l’affaire Dreyfus à la fin du 19è siècle. L’antisémitisme imprégnant la presse et l’armée de l’époque ont permis à l’encontre des Juifs des actes et des paroles totalement inimaginables aujourd’hui. Sur base d’aucuns éléments tangibles, Dreyfus fut dégradé et envoyé au bagne. Les plus grands délires circulaient alors, sans vérification, sans débat rationnel. Les rumeurs se substituaient aux faits. Les caricatures étaient monnaie courante. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Jyllands-Posten, quotidien danois d’extrême-droite, qui avait publié dans les années 1920-30 des caricatures de Juifs, dans le contexte et avec les conséquences dramatiques que l’on sait aujourd’hui, est ce même quotidien qui a publié il y a peu les caricatures du prophète de l’Islam, avec le soutien de toute une frange «progressiste» dont on retrouve certains représentants dans le collectif signataire de la carte blanche du 5 mars. Celle-ci, d’ailleurs, perpétue à l’égard des musulmans ces procédés que l’on a infligé aux juifs : fausse est l’allégation de la participation de Tariq Ramadan à une émission soutenant Ahmadinejad (une émission iranienne, certes, mais Ramadan n’a eu de cesse de critiquer le régime iranien), mensonger est le récit du «commando de 80 Frères Musulmans faisait irruption dans une mosquée de Drancy, proférant des menaces à l'adresse de son imam» (il s’agissait de fidèles de la mosquée ayant, dans le plus grand calme et sans menaces aucunes, pris la parole lors d’un débat duquel, de l’aveu même de l’imam de Drancy, celui-ci était absent). Toute proportion gardée, Fatima Zibouh est notre Alfred Dreyfus contemporaine. Elle a gravi comme lui les échelons du mérite et du travail, et comme lui elle dérange par une visibilité auxquels certains ne parviennent pas à se faire. Comme lui elle se trouve en butte à une campagne de calomnies visant à la discréditer. Comme lui, est visée à travers sa personne toute une communauté, sans prise de conscience des conséquences très graves qu’un tel comportement peut engendrer.
Face aux relents de l’Histoire qui nous submergent à nouveau, quel Emile Zola aura le courage de prendre la plume et de nous faire vibrer d’un «J’accuse !» salutaire ?
Abdellah Boudami
12.03.10
Notes:
1. Cité dans le livre d’Esther Benbassa, La République face à ses minorités. Les Juifs hier, les Musulmans aujourd’hui, Mille et une nuits, 2004, p.136
Source: michelcollon.info
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