vendredi 19 mars 2010

Pourquoi « Le Jeu de la mort » ne dénonce pas grand chose





«Le Jeu de la mort», le documentaire de Gilles Amado, Thomas Bornot et Alain-Michel Blancet, écrit par Christophe Nick, dont la promotion a atteint des niveaux hors du commun, est très symptomatique de la façon dont la télévision se regarde. Qu'il soit permis de faire trois remarques à ce sujet.




1. Le téléspectateur dans la peau du cobaye
La thèse principale du «Jeu de la mort», reprise à maintes occasions tout au long du film et répétée sous diverses formes, est que, livrés entre les mains d'un pouvoir, quelle que soit sa nature, coercitive, morale, scientifique… nous avons tendance à nous livrer à lui.
Sous sa contrainte, nous abdiquons notre prérogative d'être nous-mêmes, notre libre-arbitre, et nous lui cédons notre capacité à décider, cela dut-il aller contre nos principes. Nous avons tous vécu ou ressenti de telles situations.
Les cobayes du film en font eux-mêmes l'amère expérience : ils voudraient bien ne pas électrocuter leur «victimes», mais…

Or, il est très frappant de constater que le film lui-même fonctionne exactement selon ce principe, qu'il souhaite par ailleurs dénoncer. C'est en effet parce que tout au long du film, à de multiples reprises, des «spécialistes», des «scientifiques» viennent, tableaux, schémas, courbes, statistiques à l'appui, nous affirmer que tout ce que nous voyons est vrai, que nous sommes conditionnés pour le croire.
Nous aimerions bien réfléchir par nous-mêmes, mais, sous le poids du savoir, nous ne le pouvons plus. Sans la parole de ces «experts» qui pèse si fort sur le film, nous serions libres de l'analyser, mais sans cette parole-là, le film ne tiendrait plus. N'est-ce pas ironique ?

2. Le recours aux chimères de la télé-réalité
Le jeu de la mort s'ouvre sur ce qu'il faut bien nommer une mise en condition. Celle-ci présente les dérives mondiales de la télévision qui, de plus en plus dit-on, «sadise» ou humilie, met en place des dispositifs cruels afin de garantir une audience forte.
Des extraits d'émissions de nombreuses chaînes de télévision du monde nous sont montrés pour le prouver. Ici, deux remarques :
La première est franchement joyeuse. Afin de parvenir à ses fins sur le danger supposé de la télévision, et dont on verra un exemple éloquent, le film présente un extrait de L'Ile de la tentation sur TF1, en affirmant que l'émission «brise de jeunes couples».
Voilà des années que bon nombre d'enquêtes journalistiques, témoignages des participants et procès ont pourtant démontré que ce que l'on nomme la télé-réalité est une pure fiction, un spectacle n'ayant rien à voir avec la réalité, mais élaboré pour le faire croire.
Tout le monde le sait, sauf les auteurs du «Jeu de la mort», qui ont besoin de réhabiliter la télé-réalité, de la rétablir dans l'ordre du vrai, pour mieux faire croire à l'urgence de la combattre. Ce procédé, précisément, appartient à l'univers de la télé-réalité : mettre en place des chimères et des fausses vérités afin de créer un univers où tout se vaut.

Mais ce n'est pas tout. Les autres extraits présentés sur la dérive de la télévision possèdent un point commun : ils sont certes violents, obscènes, humiliants et tous les qualificatifs qu'on voudra leur coller, mais ils ne concernent que des «victimes» volontaires.
Autrement dit, ce ne sont pas du tout des victimes. Si ces personnes veulent se traîner dans la boue, avaler des choses dégueulasses ou des boules de feu, faire croire qu'elles jouent à la roulette russe, c'est contre rétribution, soit financière, soit en notoriété. Ces participants sont acteurs de leur déchéance, mais non victimes. Ils en sortent gagnants.

L'expérience mise au point par France Televisions est fort différente en ce qu'elle est censée concerner une victime non consentante, ce qui, dans l'ordre de l'horreur, est fort différent, on en conviendra. Pourquoi le film de Gilles Amado, Thomas Bornot, Alain-Michel Blanc écrit par Christophe Nick a-t-il donc tant besoin de préparer ainsi le terrain ?

3. On électrocute parce qu'on n'y croit pas (et on a raison)
Mis ainsi en condition, on est bien sûr perplexes de voir d'honnêtes citoyens se transformer en bourreaux. Faut-il être un beau salaud et avoir abdiqué sa conscience au profit du pouvoir de la télévision pour accepter de torturer notre prochain sous l'œil des caméras !
Sauf que non. Bien sûr, l'expérience tentée ici demeure intéressante pour ceux qui, par exemple, n'ont pas lu «Des Hommes ordinaires» de Christopher Browning et qui montrait comment de braves Bavarois s'étaient transformés en tueurs de masse en 1942 sans aucune coercition autre que celle du groupe de gendarmerie auquel ils appartenaient.

Mais cette fois encore, la négation de ce qu'est la télévision en elle-même force terriblement la démonstration. Pourquoi la télévision nous contraint-elle à électrocuter une victime supposée ?
L'un des participants donnera la réponse, laquelle, pourtant éclairante, sera absolument ignorée. En substance, cet homme affirme qu'il a en effet poussé toutes les manettes pour «électrocuter», parce qu'il sait bien que la télévision ne peut imposer de torture physique à qui que ce soit, qu'il est venu participer à un jeu et qu'il avait conscience, sans savoir comment, que personne ne risquait rien.

Pourquoi n'écoute-t-on pas un tel témoignage ? Pourquoi l'essence même de la télévision, qui nous a élevés avec Maya l'abeille, Le village dans les nuages, Manix, L'académie des neuf, Les jeux de 20 heures, Stade 2… pourquoi deviendrait-elle soudain un objet de torture ? Comment y croire ? Il y a là un pas énorme à franchir et en réalité, la question posée ici est bien davantage celle du pouvoir du pouvoir que de la télévision. Celle-ci ne sert de cadre qu'à un spectacle, que l'on a pu apprécier ou non, c'est une autre histoire.
Mais alors pourquoi ? Ou plutôt, quelle est la conséquence de ce film et de son impressionnante promotion ? Elle est simple : nous ne connaissons toujours pas les réels dangers de la télévision. En ayant créé, avec une belle efficacité, un monstre qu'elle n'est pas, nous renonçons du coup à analyser les dangers bien réels qu'elle nous fait d'ores-et-déjà courir.

Conformisme social, misogynie, tiédeur créative, disparition de continents entiers, promotions à outrance… La liste serait longue et elle concerne bien sûr, d'abord les télévisions privées. Mais pas seulement.

Frank Eskenazi
Producteur de documentaires
17.03.10
Source: Rue89

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