jeudi 25 mars 2010
Les quatre crises durables du siècle : est-ce ainsi que les Hommes vivent ?
«Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux retiré à l’écart est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine...»
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique
Ces lignes écrites il y a plus de 150 ans par Tocqueville n’ont pas pris une ride; à croire que le capitalisme n’a pas dégénéré au fil du temps et qu’il est originellement contre la valeur humaine. Je voudrais m’interroger sur ce qu’il me semble important de décrire comme dérives dues, en tout état de cause, à insatiabilité des hommes qui font tout pour s’enrichir quel qu’en soit le prix matériel ou moral. Parmi les indicateurs de l’intolérable injustice alimentaire, on ne peut pas ne pas citer la mainmise des multinationales sur le marché de la faim.
Comme l’écrit si justement la journaliste et sociologue Esther Vivas : «Le modèle alimentaire actuel, tout au long de sa chaîne du producteur au consommateur, est soumis à une forte concentration, monopolisé par une série de corporations agroalimentaires transnationales qui font passer leurs intérêts économiques avant le bien public et la communauté. Le système alimentaire ne correspond plus aujourd’hui aux besoins des individus ni à la production durable basée sur le respect de l’environnement. C’est un système dont l’ensemble du processus est enraciné dans la logique capitaliste - la recherche du profit maximum, l’optimisation des coûts et l’exploitation de la force de travail. Les biens communs comme l’eau, les semences, la terre, qui depuis des siècles appartenaient aux communautés, ont été privatisés, spoliés des mains du peuple et transformés en une monnaie d’échange à la merci du plus offrant... Face à ce scénario, les gouvernements et les institutions internationales se sont ralliés aux desseins des sociétés transnationales et sont devenus les complices, d’un système alimentaire productiviste, non durable et privatisé. (...)» (1)
Abordant la famine récurrente, elle poursuit : «La crise alimentaire qui est apparue tout au long des années 2007 et 2008, avec une forte augmentation du prix des aliments de base, met en évidence la vulnérabilité extrême du modèle agricole et alimentaire actuel. Selon la FAO, cette crise alimentaire a réduit à la famine 925 millions de personnes. (...) Compte tenu de ces données, il n’est pas surprenant qu’une vague d’émeutes de la faim ait traversé le Sud, car ce sont précisément les produits dont les pauvres se nourrissent, qui ont connu la hausse la plus importante. (...) Le problème aujourd’hui ce n’est pas le manque de nourriture, mais l’impossibilité de l’obtenir. En fait, la production mondiale de céréales a triplé depuis les années 1960, alors que la population mondiale a seulement doublé.» (1)
D’une crise, l’autre...
Cette augmentation est-elle due à d’autres facteurs ? «Il est vrai, poursuit Esther Vivas, que des causes conjoncturelles permettent d’expliquer en partie l’augmentation spectaculaire des prix au cours des dernières années : la sécheresse et d’autres phénomènes météorologiques, liés au changement climatique, ont touché les pays producteurs comme la Chine, le Bangladesh, l’Australie (...) L’augmentation du prix du pétrole, qui a doublé au cours des années 2007 et 2008, a provoqué une flambée du prix des engrais et des transports. Elle a aussi eu pour conséquence des investissements accrus dans la production des combustibles alternatifs d’origine végétale. Les biocarburants ont affamé les pauvres. En 2007, aux Etats-Unis, 20% de la récolte des céréales ont été employés pour produire de l’éthanol.» (1)
Cependant la cause fondamentale est la spéculation, ce cancer financier des temps modernes. «Aujourd’hui, on estime qu’une part significative des investissements financiers dans le secteur agricole est de nature spéculative. Selon les chiffres les plus conservateurs, il s’agirait de 55% du total de ces investissements. (...) Les pays du Sud, qui étaient autosuffisants et même disposaient d’un excédent de produits agricoles d’une valeur de un milliard de dollars il y a une quarantaine d’années, sont devenus aujourd’hui totalement dépendants du marché mondial et importent en moyenne pour onze milliards de dollars de nourriture. (...)» (1)
Abordant une autre dimension de la crise, Esther Vivas écrit : «Le capitalisme a démontré son incapacité de satisfaire les besoins fondamentaux de la majorité de la population mondiale (un accès à la nourriture, un logement digne, des services publics d’éducation et de santé de bonne qualité) tout comme son incompatibilité absolue avec la préservation de l’écosystème (perte croissante de la biodiversité, changement climatique en cours). Au cours des années 2007-2008 éclata la crise financière internationale la plus importante depuis 1929. La crise des hypothèques "subprimes", à la mi-2007, fut un des éléments déclencheurs, qui a conduit à l’effondrement historique des marchés boursiers du monde entier, à de nombreuses faillites financières, à l’intervention constante des banques centrales, des opérations de sauvetage.» (1)
Nous voilà donc confortés dans ce que nous subodorions. Les multinationales, par leur politique sans état d’âme, ont fait main basse et l’agrobusiness a de beaux jours devant lui. Le secret des Puissances de l’Argent l’est de moins en moins. Beaucoup savent maintenant que les crises économiques mondiales ne sont pas des «tempêtes parfaites» sur lesquelles nous ne pouvons rien, mais plutôt des opérations économiques d’envergure calculées et exécutées par quelques puissantes banques qui vont jusqu’à menacer des États de faillite totale pour arriver à leurs fins. Le journaliste Matt Taibbi décrit la banque Goldman Sachs, il débute son texte comme suit : «La première chose que vous devez savoir de Goldman Sachs, c’est qu’elle est partout. La banque d’investissements la plus puissante au monde est une gigantesque pieuvre vampire qui enfonce sans cesse son siphon sanguinaire dans tout ce qui a l’odeur de l’argent. Certains cerveaux chez Goldman Sachs ont conçu et exécuté toutes les crises financières depuis les années 20. Elle a de plus, toujours utilisé à peu près le même procédé: elle se place d’abord au centre d’une bulle financière en émettant des produits financiers sophistiqués conçus dès le départ pour faillir. Ensuite, elle s’arrange pour que la petite et la moyenne classe (les gens ordinaires et les PME par exemple) investissent dans ces produits condamnés d’avance. Puis c’est encore la "Big Banque" qui finit le travail en pétant la bulle elle-même, faisant disparaître du coup un tas de petites banques. Une fois que tout le monde est appauvri et que l’économie est à l’agonie, la Big banque arrive en triomphe, nous offre de sauver l’économie et nous prête à haut taux d’intérêts l’argent qu’elle vient juste de nous siphonner. Et le processus recommence...» (2)
Il vient que l’économie américaine continue à gouverner le monde, peut-être pas pour longtemps. On sent un frémissement ; de plus en plus de pays remettent en cause cette suprématie qui repose sur du vent. Certes, écrit Jochen Scholz, l’économie américaine est encore la plus importante du monde, mais elle est fragile car elle a perdu sa base industrielle au profit de la création de valeur dans le domaine financier. Cela a été rendu possible grâce au système mondial reposant sur le dollar, qui a permis aux Etats-Unis d’avoir une dette toujours plus élevée envers le reste du monde, de délocaliser sa production à l’étranger et d’encourager une consommation fondée sur l’endettement. A la fin de 2008, la dette américaine représentait 70% du produit intérieur brut. La revendication du leadership formulée en 1948 a été pour la première fois remise en cause dans les années 1970 par la Cnuded avec l’initiative «New International Economic Order». Son objectif était la dissolution du système de Bretton Woods. (3) Souvenons-nous : le président Boumediene portant la parole du Tiers-Monde aux Nations Unies a plaidé en 1974 pour un ordre international plus juste.
Malgré les appels de plusieurs pays pour un changement de paradigme pour une architecture du système financier international, même de la part des pays capitalistes comme la France, le système de Bretton Woods semble avoir de beaux jours devant lui Cela n’empêche pas les nations des PVD notamment les pays émergents de réclamer aux Etats-Unis de nouvelles règles. «La Chine, écrit Jochen Scholz, principal créancier des Etats-Unis, n’éprouve guère l’envie d’ajouter au bilan de sa banque centrale des obligations américaines sans valeur et réfléchit avec les Etats BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) et d’autres partenaires asiatiques à des alternatives au dollar (...) Les 6 Etats de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et les Etats BRIC ont l’intention de réaliser leurs transactions dans leurs propres monnaies. Le monde extérieur aux 950 millions d’habitants de l’«Occident» s’est réveillé. Il n’accepte plus une division durable de l’économie mondiale entre riches et pauvres, entre profiteurs et mendiants, (...). La Chine demande une monnaie de référence mondiale qui ne soit contrôlée par aucun Etat particulier.» (3)
Une autre crise que les pays industrialisés et, notamment les climato-sceptiques tentent de minimiser en démonétisant le GIEC qui a eu à se tromper sur certaines de ses conclusions et qui a abouti comme on le sait, à l’échec de Copenhague où les pays riches n’ont rien voulu céder. En d’autres termes, les pays industrialisés ont externalisé une partie de leurs émissions dans les pays émergents, et plus particulièrement la Chine. Il faut rendre à César le carbone qui est à César. La Chine est de loin le principal importateur d’émissions de CO². 23% des émissions des produits de consommation des pays développés sont exportés vers les pays en voie de développement. A la crise énergétique en raison de la dépendance des combustibles fossiles, fera suite une crise de la biodiversité, avec la disparition d’espèces animales et végétales qui pourrait conduire à la «sixième grande extinction» (4)
La crise de «civilisation»
Cette dernière crise est à la fois ancienne et actuelle, elle structure l’imaginaire des pays occidentaux, elle plonge ses racines dans l’arrogance de l’Occident mâtiné de christianisme au départ pour les besoins de sa cause et qui ensuite s’est découvert un sacerdoce dans le money théisme. Tout au long de l’aventure du capitalisme, des vies ont été broyées au nom de l’intérêt, des guerres ont été faites, un colonialisme le plus abject a été imposé aux nations fragiles par les patries des droits de l’homme européen. Pour Jean Ziegler, «les peuples du tiers-monde ont bien raison de haïr l’Occident.(...) Par le fer et le feu, ils ont colonisé et exterminé les peuples qui vivaient sur les terres de leurs ancêtres en Afrique, en Australie, en Inde... Le temps a coulé depuis, mais les peuples, se souviennent des humiliations, des horreurs subies dans le passé. Ils ont décidé de demander des comptes à l’Occident». Même les droits de l’homme - un héritage du siècle des Lumières - participent du complot. Alors qu’ils devraient être «l’armature de la communauté internationale» et le «langage commun de l’humanité», ils sont instrumentalisés par les Occidentaux au gré de leurs intérêts. (5)
Une analyse pertinente du déclin de l’Occident pour avoir failli à son magistère moral nous est donnée par l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani. Dans cet essai magistral, il analyse le déclin occidental : recul démographique, récession économique, et perte de ses propres valeurs. Il observe les signes d’un basculement du centre du monde de l’Occident vers l’Orient. Il cite l’historien britannique Victor Kiernan et son ouvrage The Lords of Humankind, Europe an Attitudes to the Outside World in the Imperial Age. Kiernan brossait le portrait de l’arrogance et du fanatisme traversés par un rayon de lumière exceptionnel. La plupart du temps, cependant, les colonialistes étaient des gens médiocres mais en raison de leur position et, surtout, de leur couleur de peau, ils étaient en mesure de se comporter comme les maîtres de la création. En fait, [l’attitude colonialiste] reste très vive en ce début de XXI° siècle. (...) Le complexe de supériorité subsiste. «Cette tendance européenne à regarder de haut, à mépriser les cultures et les sociétés non européennes, a des racines profondes dans le psychisme européen.» (6)
La dichotomie «The West and the Rest» (l’Ouest et le reste du monde), voire la perspective conflictuelle résumée par la formule «The West against the Rest» (l’Ouest contre le reste du monde) semble être étayée par le mythe de la guerre contre Al Qaîda. Il n’est pas étonnant dans ces conditions de voir perdurer des situations dantesques s’agissant de l’arrogance des riches en face de la détresse des pauvres. Santiago Alba Rico en donne un exemple récent, il s’agit du luxe d’une croisière qui jette l’ancre à... Haïti au moment du tremblement de terre. «Vers dix heures du matin, le 19 janvier dernier, le Liberty of the Seas, un des yachts les plus luxueux du monde, débarqua ses passagers dans le port idyllique de Labedee. Accueillis au son d’une musique folklorique enchanteresse, avec des rafraichissements... Ce rêve matérialisé, ce retour civilisé au Jardin d’Éden biblique, était cependant attenant à un autre monde d’innocence perdue et de barbarie antédiluvienne. Une mince cloison, une transparence dure et infranchissable le séparait de cet autre monde. Et c’est qu’en effet, de l’autre côté du mur de trois mètres de hauteur, hérissé de fils de fer barbelés et gardé par des vigiles armés, on n’était pas le 19 janvier, mais le 12, il n’était pas dix heures du matin, mais cinq heures de l’après-midi, on n’était pas à Labedee, mais à Haïti et la terre tremblait, les maisons s’écroulaient, les enfants pleuraient et des milliers de survivants fouillaient les décombres pour y rechercher des cadavres et un peu de nourriture.» (7)
«(…) De quel droit survivons-nous aux morts ? Du droit que nous donne la certitude inexorable de notre propre mort. (...) De quel droit les États-uniens rient-ils à des funérailles à Haïti ? (...) Eh bien, la mondialisation capitaliste consiste - du point de vue anthropologique - en ce que les classes moyennes de l’Occident, à travers le tourisme et la télévision, aillent rire à gorge déployée, et boire et danser...» (7)
Alba Rico conclut d’une façon pertinente : «Nous sommes là parce que nous sommes plus riches et plus puissants et cela vaut également pour les bons sentiments ; mais si nous sommes, en plus, impolis et grossiers, si nous rions à leurs funérailles, c’est parce que nous sommes convaincus que, contrairement aux Haïtiens et aux Indonésiens, nous n’allons pas mourir. (...) La grossièreté, l’irrespect, la mauvaise éducation sont presque devenus des impératifs moraux. Cela peut-il nous étonner que lorsqu’il s’agit de "sauver le monde" l’Occident s’empresse d’envoyer des marines et des touristes ?» (7)
Alexis de Tocqueville avait en son temps mesuré l’étendue de la toile invisible tissée par le capitalisme qui broie les individus Ecoutons le : «(…) Quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. (…) Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?» (8)
Aragon en son temps écrivait devant l’anomie du monde : «Est-ce ainsi que les Hommes vivent?» Son inquiétude restera sans réponse.
Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
24.03.10
Source: Le Grand Soir
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire