jeudi 1 avril 2010
"La burqa ne doit pas être interdite"...
Suite à la position du gouvernement belge, voici un article qu'il eût été intéressant à faire lire à nos parlementaires... [ndlr]
M. Thomas Hammarberg a été élu Commissaire aux droits de l'homme le 5 octobre 2005 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Il a pris ses fonctions le 1er avril 2006. Voici le rapport qu'il a établi sur le voile intégral du point de vue des Droits de l'Homme.
L’acceptation de la diversité en Europe doit être protégée contre les réflexes islamophobes - la burqa ne doit pas être interdite.
L’interdiction de la burqa et du niqab ne libérerait pas les femmes opprimées mais pourrait, au contraire, aggraver leur exclusion dans les sociétés européennes. L’interdiction générale du voile intégral serait une mesure bien mal inspirée, portant atteinte à la vie privée. Toute loi d’interdiction pourrait aussi – selon sa formulation précise – poser de sérieux problèmes de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme.
Deux des droits garantis par la Convention sont en jeu : le droit au respect de la vie privée (art. 8) et de l’identité personnelle, et le droit de manifester sa religion ou sa conviction «par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites» (art. 9).
Les deux articles spécifient que les droits qu’ils garantissent ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent notamment des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Les partisans de l’interdiction générale de la burqa et du niqab n’ont pas réussi à démontrer que ces vêtements portaient atteinte d’une manière ou d’une autre à la démocratie et à la sécurité, à l’ordre ou à la morale publics. Leurs thèses sont d’autant moins convaincantes que le nombre de femmes qui portent ces tenues est très faible.
Impossible aussi de prouver que, globalement, ces femmes sont davantage que d’autres victimes d’une répression tenant à leur condition de femme. Celles qui ont été interviewées par les médias ont expliqué leur choix vestimentaire par divers arguments d’ordre religieux, politique et personnel. Bien sûr, certaines sont peut-être soumises à des pressions mais rien ne permet de penser avec certitude qu’elles seraient favorables à l’interdiction.
Il ne fait pas de doute que le statut de la femme dans certains groupes religieux est un problème grave qu’il ne faut pas éluder. Toutefois, ce n’est pas en interdisant les vêtements, qui ne sont qu’un symptôme, qu’on y parviendra, d’autant plus que ceux-ci ne sont pas toujours l’expression de convictions religieuses mais d’une identité culturelle plus large.
A juste raison, nous réagissons fortement contre les régimes qui imposent aux femmes le port du voile intégral. C’est une mesure foncièrement répressive et inacceptable, mais on ne la combattra pas en interdisant cette tenue dans d’autres pays.
Pour aborder le problème sérieusement, il faut évaluer les véritables conséquences des décisions prises dans ce domaine. Par exemple, la proposition d’interdire la présence de femmes intégralement voilées dans des établissements publics tels que des hôpitaux ou des administrations peut avoir pour seul résultat de dissuader ces femmes de s’y rendre.
Il est regrettable que, dans plusieurs pays européens, le débat public ait été exclusivement centré sur le caractère musulman du vêtement, ce qui a donné l’impression qu’une religion particulière était visée. On a en outre entendu un certain nombre d’arguments clairement islamophobes qui, c’est sûr, ont empêché d’établir des ponts et n’ont pas favorisé le dialogue.
Le fait est que le port de vêtements dissimulant tout le corps est devenu un moyen de protester contre l’intolérance dans nos sociétés. Le débat maladroit sur l’interdiction a créé un clivage.
De manière générale, par principe, l’Etat devrait éviter de légiférer sur la façon dont les gens s’habillent. Il est néanmoins légitime d’instaurer une réglementation pour les représentants de l’Etat, tels que les policiers et les juges, et de leur interdire de porter des vêtements ou d’afficher des symboles indiquant une appartenance religieuse – ou politique. De même, le visage des fonctionnaires en contact avec le public ne doit pas être couvert.
Voilà où devrait être la limite.
Dans le même esprit, la Cour européenne des droits de l’homme vient de rendre un arrêt dans une affaire relative à la condamnation pénale d’hommes qui avaient porté un turban et une tenue vestimentaire religieuse dans un lieu public. La Cour a jugé que cette condamnation constituait une violation du droit à la liberté de conscience et de religion et que l’ingérence n’était pas «nécessaire dans une société démocratique».
Par ailleurs, dans certaines situations, l’intérêt général exige que les gens montrent leur visage pour des raisons de sécurité ou à des fins d’identification. Cela ne prête pas à controverse. Dans les faits, aucun problème grave de cet ordre n’a été signalé en ce qui concerne les quelques femmes qui portent la burqa ou le niqab.
Un problème connexe a fait débat en Suède. L’allocation chômage d’un sans-emploi de confession musulmane a été supprimée parce qu’il avait refusé, en invoquant des motifs religieux, de serrer la main d’une femme qui l’avait reçu pour un entretien d’embauche.
Un tribunal, auquel le Médiateur pour l’égalité avait transmis ses conclusions, a estimé que la décision de l’agence pour l’emploi était discriminatoire et que l’homme devait être indemnisé. Bien que conforme aux normes des droits de l’homme, cette décision a fait polémique dans l’opinion publique.
Des problèmes de ce type surviendront probablement de nouveau dans les prochaines années. Globalement, il est sain qu’ils donnent lieu à des discussions à condition que l’islamophobie n’y ait pas sa place. Il faudrait en outre élargir le débat à des aspects cruciaux comme les moyens de promouvoir la compréhension entre personnes de coutumes, de cultures et de religions différentes. La diversité et le multiculturalisme sont – et doivent rester – des valeurs européennes essentielles.
La question du respect peut, à son tour, nécessiter d’autres discussions. Dans le débat sur les caricatures danoises déclenché en 2005, on a entendu à de nombreuses reprises que le respect des croyants s’opposait à la protection de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour de Strasbourg a analysé cette alternative dans la fameuse affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche : «Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion [...] ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi».
Dans le même arrêt, la Cour indique qu’il faut aussi prendre en compte le risque que le respect des sentiments religieux des croyants soit violé par des représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse et que «de telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique».
En d’autres mots, il n’y a pas de tolérance sans réciprocité.
Politiquement, tout l’enjeu est de promouvoir la diversité et le respect des croyances d’autrui tout en protégeant la liberté d’expression. Si le port du voile intégral est considéré comme l’expression d’une opinion particulière, les droits en jeu sont similaires ou identiques bien que l’on envisage la question sous un autre angle.
A mon avis, l’interdiction de la burqa et du niqab serait une aussi mauvaise chose que l’aurait été la condamnation des caricaturistes danois. Elle ne correspondrait pas aux valeurs européennes. Employons-nous plutôt à promouvoir le dialogue multiculturel et le respect des droits de l’homme.
Thomas Hammarberg
08.03.10
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