mardi 2 février 2010
Chant d’automne
Une société démocratique où les inégalités deviennent trop éclatantes n’est pas tenable.
Pauvre Mr Proglio ! Requis par Nicolas Sarkozy de travailler plus, le voilà condamné par l’opinion publique à gagner moins. 1,6 million par an... pour un tel génie de la «gouvernance d’entreprise», comme ils disent, une misère. Il est presque à souhaiter pour lui que son règne soit court, afin qu’il puisse entrer rapidement en possession de ces 13 millions qui l’attendent au moment de la retraite, à titre de dédommagement pour tant de mesquinerie. Un trésor qui est peut-être bien le ressort caché de tout ce micmac. J’avais pourtant bien entendu la leçon faite par M. Copé sur France-Inter : quand on a chez soi un tel Mozart du management, on le détourne par tous les moyens de la convoitise des Américains, des Chinois, des Coréens, des Mozambicains, en un mot du monde entier. Mais quand donc, on vous le demande, la France deviendra-t-elle un «pays moderne» ?
Parlons clair : on nous prend pour des billes, mais le fait est que cela marche de moins en moins. En dépit de son renoncement à un second salaire, le nouveau patron d’EDF vient d’être augmenté de plus de 40% par rapport à son prédécesseur, au moment où les Français ont le sentiment que leur pouvoir d’achat est stagnant. Conserver à un chef d’entreprise une retraite-chapeau aussi colossale quand on s’apprête à rogner celle de tous les Français est une provocation. Assigner à un seul homme un cumul de fonctions aussi extravagant à l’heure où les Français craignent pour leur propre emploi est une sottise politique pure et simple. Devant le tollé quasi unanime de l’opinion, Nicolas Sarkozy a fini par lâcher lundi que ce serait pour quelques mois seulement. Tiens donc ! Ce n’est pas ce que l’on avait dit d’abord... Au fait, pourquoi ce cumul aberrant ?
S’agissait-il au départ de compléter la rémunération de Mr Proglio, jugée insuffisante par lui, ou bien, en confiant à un seul homme la direction d’une entreprise publique, EDF, et le contrôle d’une entreprise privée, Veolia, de préparer les esprits à la privatisation de la première ? Au-delà de l’insatiable convoitise des patrons, qui a transformé les capitaines d’industrie du passé en chevaliers d’industrie des temps modernes, telle est la question posée. Libre à Nicolas Sarkozy de ridiculiser régulièrement ceux qui le servent, en leur imposant des contorsions rhétoriques dignes d’une satrapie orientale : le fait est que Mme Lagarde et Jean-François Copé ont laissé dans leurs palinodies publiques une part importante de leur réputation naissante. Comme si chez cet homme dominé par ses affects la passion d’abaisser les autres avait succédé, une fois parvenu au faîte, à celle de s’élever soi-même.
Mais cette histoire, venant après tant d’autres qui jalonnent la chronique financière et bancaire des deux années écoulées, comporte une leçon politico-sociale qui dépasse le cas de la psychologie particulière de Nicolas Sarkozy. Nous sommes en train de retourner à l’Ancien Régime, c’est-à-dire de revenir d’une société de classes à une société d’ordres. La société de classes est fondée sur les inégalités économiques et sociales, à l’intérieur d’une philosophie de l’égalité juridique. La société d’ordres est fondée sur les privilèges, c’est-à-dire sur l’inégalité juridique des statuts. Dans la société d’ordres, le paysan n’était pas censé jalouser son seigneur, parce qu’ils n’étaient pas censés appartenir à la même humanité. Le jour où le peuple se scandalisa des folies financières du cardinal de Rohan (l’affaire du Collier de la reine), alors la fin de l’Ancien Régime fut programmée à court terme.
Chateaubriand avait vu avec sa lucidité habituelle que la démocratie était incompatible avec l’inégalité des statuts et même des conditions. Lorsque sous nos yeux s’étale la séparation radicale de la société démocratique entre le commun des mortels et une nouvelle caste de privilégiés qui n’en partagent ni le statut, ni le sort, ni les vicissitudes, alors la fin d’une telle société est proche. De grâce, que l’on n’invoque plus la compétition et la mondialisation pour masquer la turpitude : le bruit sourd que l’on entend derrière le martèlement de la vague, «ce bruit mystérieux sonne comme un départ».
Jacques Julliard
01.02.10
Source: hebdo.nouvelobs.com
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