dimanche 21 février 2010

Eloge du moi multiple



Flamand, Wallon, ou Belge ? Ou Européen, peut-être ? Pour l’écrivain Geert van Istendael, le trop-plein d'identités des sujets d’Albert II n'est pas un handicap. Au contraire, dans un monde changeant, il pourrait inspirer les autres peuples.


J’ai toujours trouvé que le manque de fierté nationale du Belge était plutôt rafraîchissant. Les Américains qui chantent la main sur le cœur leur Star-Spangled Banner m’assomment. Je regarde avec étonnement et une certaine compassion les Néerlandais orangistes et leurs excès. Et nous avons pu constater il n’y a pas si longtemps dans les Balkans, à quel point une conscience identitaire gonflée à bloc peut être fatale.

Nous, les Belges, ne sommes pas comme ça. Pas de guerre civile, pas d’hystérie, pas de sentimentalisme. Nous acceptons notre caractère flou d’un haussement d’épaules. Trois langues ? Et alors ? C’est notre identité. Trois cents sortes de bière ? Voilà encore notre identité. Il faut l’admettre : notre identité hypothétique est totalement artificielle. Mais en ce sens, elle ne se distingue nullement des autres identités européennes. Alors en quoi est-elle différente des autres, au juste ? Que penser de l’amalgame décousu des citoyens du bric-à-brac qui s’appelle la Belgique ?

Je pense que nous, les Belges, avons intérêt à supprimer le singulier du mot identité. Nous appartenons, en premier lieu, à des communes. Nous sommes des particularistes incorrigibles. Nous venons de Gand ou de Turnhout ou de Charleroi et de nulle part ailleurs, et nous aimons le faire savoir haut et fort.

En second lieu, l’histoire de notre querelle linguistique pacifique a fait de nous des Flamands et des Wallons. Il existe des miettes identitaires encore plus petites, mais je m’en tiens aux grandes lignes. Ces identités aussi, la flamande, la wallonne, sont artificielles. Elles n’existaient tout simplement pas avant 1830 [date de l’indépendance du pays]. Le Flamand, tel qu’il va à la rencontre du monde, est un produit secondaire de la Belgique. Donc doublement artificiel. Le Wallon, de son côté, est un produit secondaire du produit secondaire flamand. S’agit-il d’identités fortes ? Pas vraiment. On se bécote pas mal par-dessus la frontière linguistique. Dans d’autres pays on paie ce genre de fornications de sa vie ou, au mieux, d’une mutilation atroce.

Et puis il y a la Belgique, car nous sommes également Belges. Et puis il y a l’Europe. Permettez-moi de me référer un instant aux belles-lettres. Le grand écrivain franco-libanais Amin Maalouf dit que nous sommes l’addition de différentes racines, identifications, appartenances selon ses termes. Pourquoi y aurait-il une seule identité qui ferait de l’ombre à toutes les autres ? De telles identités deviennent rapidement les identités meurtrières, titre qu’il a donné à l’un de ses meilleurs essais [Grasset, 1998].

L’idée de Maalouf est une première nécessité dans ce 21è siècle. Sur presque toute la surface de notre planète, des centaines de milliers de personnes se déplacent dans tous les sens et il ne semble pas que cela soit prêt de changer. Plus que jamais les identités sont brassées, elles se heurtent, elles s’embrassent, elles tuent. Elles tuent aussi, massivement.

En fait, nous devrions savoir gérer cette confusion, ici en Belgique, puisque nous la connaissons depuis que notre pays existe. Notre secret n’est pas tant que nous, les Belges, n’ayons pas de véritable identité. Au contraire. Nous, les Belges, nous avons trop d’identités. Nous avons trop de choix. Mais pourquoi serait-ce un problème ? Pourquoi nous restreindre en nous forçant à faire des choix qui sont superflus, et même dommageables ? Du coup, la menace de l’Autre disparaît aussi. Car il fait partie de nous-mêmes depuis longtemps.

Un autre écrivain, et pas le moindre, Fernando Pessoa, le savait très bien : " Na vasta colónia do nosso ser há gente de muitas espécies, pensando e sentindo diferentemente": ["Dans la vaste colonie de notre être habitent de gens de toutes sortes, qui pensent et sentent différemment"].

Parfois, très rarement, je suis gagné par la nostalgie de la rigidité française, la rigueur républicaine, la république une et indivisible. Ils sont aux prises avec leur image de soi, les Français, ils sont en pleine discussion sur leur identité. Certes leur identité est au singulier, mais quand-même.. J’espère que le débat français ne déraillera pas. Peut-être nous les Belges nous pourrions les… Mais non. Je ne crois pas que les Français vont demander des conseils aux lilliputiens brouillons qui vivent au nord de leur pays.

Geert van Istendael
19.02.10
Publié dans De standaard

Source: presseurope

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire