lundi 8 février 2010
De Kaboul à St-Germain-des-Prés: l'homme qui ne s'est jamais trompé.
S’il prend un jour à Bernard-Henri Lévy la fantaisie de feuilleter le recueil de ses chroniques de l’année 2001, son regard croisera ce titre alléchant : «Lettre à ceux qui se sont trompés». «Vous disiez : “le bourbier américain... les Américains sont enlisés... jamais l’armée américaine ne saura venir à bout de ce nouveau Vietnam que sont les plaines et les montagnes d’Afghanistan...” Quelques semaines, parfois quelques jours après ces considérations définitives, c’est la chute de Kaboul, la débâcle sans gloire des talibans et la victoire éclair d’une stratégie que nous n’étions pas bien nombreux à juger d’une habileté, d’une efficacité militaro-politique insoupçonnées.» (Le Point, 16 novembre 2001)
Huit ans après ce verdict sans appel, les États-Unis s’enferrent dans le deuxième plus long conflit armé de leur histoire, et M. Barack Obama annonce le déploiement de trente mille soldats supplémentaires. On connut «victoire éclair» plus probante...
Pas plus que l’Algérie, la Bosnie, le Burundi, la Colombie, la Côte d’Ivoire, la Géorgie, l’Iran, Israël, le Nicaragua, le Pakistan, le Soudan et bien d’autres pays dont la liste complète constituerait une sorte d’ONU bis (l’Organisation des nations expertisées par BHL), l’Afghanistan n’a échappé au diagnostic éclairé du «philosophe». Convaincu que «BHL, il a raison tout le temps ; si on le prend comme la figure de l’intellectuel en France, lui il ne s’est jamais trompé» [1], Jean-Marie Colombani, alors directeur du Monde, l’invite à saluer les succès militaires occidentaux de l’automne 2001. «Les talibans n’ont pas été seulement vaincus. Ils l’ont été sans combattre. Ils l’ont été piteusement, sans même un baroud d’honneur.» L’exhortation à livrer bataille n’étant jamais aussi vigoureuse que lancée d’un sofa du boulevard Saint-Germain, l’intellectuel qui «ne s’est jamais trompé» ajoutait : «L’image de ces Saladins qui étaient censés mettre l’Amérique à genoux et qui, au premier coup de feu, ont détalé comme des poulets n’a pu que stupéfier ceux qui se reconnaissaient en eux.» [2] Des «poulets» bientôt mis en cage à Guantánamo.
On pourrait continuer. Mais, vrai, le soupir guette — à quoi bon insister ? Le temps passe, les sornettes sédimentent, il demeure. Un narcissisme inoxydable et un talent de metteur en scène lui valent cette indulgence résignée qu’éveillent à la comédie italienne les facéties trop appuyées de Polichinelle. Bernard-Henri Lévy se réduirait à un personnage sans portée et donc sans importance. Erreur de perspective. Un temps ébranlé par le discrédit de ses béquilles éditoriales à la direction du Monde, Edwy Plenel et Colombani [3], puis par la publication de plusieurs biographies critiques, il a rebondi aux États-Unis, où son ouvrage American Vertigo (Random House, 2006) — une traversée du pays en voiture avec chauffeur —, ses positions atlantistes et son emphase excitent l’intérêt des médias.
En décembre dernier, un numéro spécial de la revue américaine Foreign Policy dressait la liste des cent «principaux penseurs internationaux de l’année 2009». Au trente et unième rang — premier Français — figure Bernard-Henri Lévy, «pour sa critique magistrale des échecs de la gauche dans la vieille Europe». Le jury, favorablement impressionné par la lecture de Ce grand cadavre à la renverse (Grasset, 2007), traduit en 2008 outre-Atlantique, motive ainsi son choix : «Dans Left in Dark Times, il soutient que la gauche (en particulier en France) a abandonné ses idéaux égalitaires au profit d’une haine pulsionnelle et dangereuse du capitalisme, des États-Unis, d’Israël et des Juifs — une haine qui la pousse à s’allier sur le mode “les ennemis de mes ennemis...” à des personnages louches tels que Saddam Hussein. Un réquisitoire puissant.» C’est peu dire...
Depuis le 1er novembre dernier, son «bloc-notes» hebdomadaire du Point paraît en espagnol dans l’édition dominicale du quotidien El País, qui présente BHL comme «l’un des penseurs européens les plus lucides, hétérodoxes et controversés». Ces chroniques sont également traduites sur un blog du site politique américain Huffington Post, heureux de compter au nombre de ses contributeurs «l’un des écrivains les plus estimés et les plus vendus en Europe». Ainsi son récit dans Le Point (24 novembre 2009) de «l’étrange aventure que vient de vivre mon ami Jean-Baptiste Descroix-Vernier — responsable, en dernier ressort, de l’entreprise Internet qui organisait, il y a dix jours, son “lâcher de billets” en plein Paris» — fut-il simultanément infligé aux lecteurs hispanophones et aux internautes américains...
Internet, c’était là son talon d’Achille. Quiconque cherche à s’y informer sur l’homme qui ne se trompe jamais obtient dans la seconde une ribambelle de références critiques [4], cependant que les contributions louangeuses, souvent issues des médias dominants, croupissent en fin de liste. Grâce au concours technique de «[s]on ami» Descroix-Vernier et au dévouement sacerdotal d’une universitaire américaine, Liliane Lazar, le site bilingue «Bernard-Henri Lévy, des raisons dans l’histoire» projette sur la Toile une image plus lisse de son héros. L’importance croissante d’Internet dans la vie publique exigeait que les dominants tentent d’en conformer les contenus aux standards du journalisme officiel — point de liberté d’expression sans éloges numériques.
Fort de son aura américaine et d’un réseau d’obligés parisiens plus dense que jamais [5], Bernard-Henri Lévy chauffe à nouveau sa place au sommet de l’agenda médiatique avec l’annonce de deux ouvrages à paraître en février chez Grasset. Une maison dont il conseille le directeur, son ami Olivier Nora, lequel préside également aux destinées des éditions Fayard depuis mars dernier. Le rapprochement des deux entreprises contrôlées par Lagardère autorisera-t-il encore Fayard à publier des documents corrosifs sur les pouvoirs intellectuels et mondains ?
Analysant la «dégringolade» de la pensée hexagonale, l’historien britannique Perry Anderson s’interrogeait sur «l’attention accordée par la sphère publique en France à ce grand nigaud, en dépit des preuves innombrables de son incapacité à saisir correctement un fait ou une idée» [6]. L’explication tient peut-être à la concordance presque parfaite entre un mode de gouvernement dominé par la communication et une forme d’intervention publique qui cantonne les intellectuels aux débats de diversion. Quand la dureté des politiques sociales appelle le chausse-pied des causes consensuelles (contre la barbarie, l’intégrisme, le racisme, le gaz carbonique...), tout concourt au succès d’un système d’indignation à remontoir.
Le destin du penseur balance alors entre deux scénarios. Le premier implique un sujet de société — identité nationale, islam, Roman Polanski —, de la grandiloquence et des pétitionnaires survoltés ; chacun proclame l’inanité de la controverse qu’il s’empresse d’alimenter avant de conclure que ses opposants, ramenés par associations successives à Adolf Hitler ou à Charles Maurras, «rappellent les heures sombres de notre histoire». Dans le second scénario, le soutien à une «juste cause» internationale — guerre menée par l’Alliance atlantique, dissident persécuté — combine trémolos, images de réfugiés et paysages exotiques ; une dramaturgie huilée met en scène le narrateur volant au secours des orphelins de l’histoire menacés par un dictateur rouge-brun qui «entrave les progrès de la démocratie». L’émotion supplante la raison, la subjectivité renvoie l’analyse socio-économique au rancart. «Oui, c’est vrai, je me suis plus intéressé à la misère bosniaque qu’à la misère au coin de la rue, reconnaît BHL. Je suis un peu sourd à la question sociale.» (Libération, 8 octobre 2007.)
À quelques encablures de l’hôtel particulier de Bernard-Henri Lévy, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) abrite Pascal Perrineau et Gérard Grunberg, signataires en novembre 2001, avec une escouade de néoconservateurs français, d’une tribune intitulée «Cette guerre (celle d’Afghanistan) est la nôtre». Les deux politologues multimédias déploraient un «climat de dénigrement systématique à l’égard de la riposte américano-britannique» (Le Monde, 8 novembre 2001). Perrineau et Grunberg ont l’esprit plus léger en paraphant, six mois plus tard, leur appel «Bienvenue au président Bush!» (Le Figaro, 25 mai 2002). «Une fois de plus, les Cassandre se sont trompées» car «les populations (afghanes), dans leur majorité, loin de considérer les Américains comme des “envahisseurs”, acceptent sans hostilité la présence étrangère.» L’atmosphère insurrectionnelle qui régnait dans une moitié du pays à la fin de l’année 2009 suggère qu’elles hésitent encore à se jeter dans les bras des soldats alliés.
Recouvertes par d’autres et par d’autres encore, les «considérations définitives» ont sombré dans cet oubli douillet qui enhardit les fanfarons. «Je ne veux accabler personne, pavoisait BHL dans sa “Lettre à ceux qui se sont trompés”. Et si je rappelle cette cascade d’erreurs, c’est moins pour confondre tel ou tel que pour exhorter, dans les semaines qui viennent, à plus de modestie.»
Pierre Rimbert
Janvier '10
Notes:
[1] « Bouillon de culture », France 2, 3 mai 1996
[2] Bernard-Henri Lévy, « Ce que nous avons appris depuis le 11 septembre », Le Monde, 21 décembre 2001
[3] L’enquête de Pierre Péan et Philippe Cohen, La Face cachée du Monde (Fayard, Paris), paraît en 2003
[4] Lire, par exemple, sur le site du Monde diplomatique le dossier « L’imposture Bernard-Henri Lévy ».
[5] Depuis 2007, BHL siège au conseil de surveillance de Libération, dont il est actionnaire. Sur France Inter, Nicolas Demorand l’a invité à six reprises dans son émission matinale entre septembre 2007 et décembre 2009
[6] Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la pensée française, Seuil, Paris, 2005, p. 27
Source: monde-diplomatique.fr
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