mercredi 17 février 2010
Jean Ziegler: « Les plans du FMI ont été meurtriers »
Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation et auteur de la Haine de l’Occident, évoque les enjeux de la reconstruction en Haïti.
L’intervention massive des États-Unis en Haïti a-t-elle une signification simplement humanitaire ou plutôt politique et géostratégique ?
J. Z. L’aide humanitaire massive des États-Unis est évidemment la bienvenue dans une situation aussi apocalyptique. Mais, en même temps, les impératifs géostratégiques américains jouent leur rôle : Haïti est à 160 km des côtes orientales de Cuba. S’implanter durablement en Haïti permet aux États-Unis de renforcer leur surveillance. Leur politique de blocus et de sabotage contre Cuba continue sous Obama.
La situation désastreuse en Haïti a lancé le débat sur une «mise sous tutelle» internationale de certains États. Que pensez-vous d’une telle approche ?
J. Z. Les mêmes États-Unis ont fortement poussé le FMI à imposer à Haïti les trois derniers plans d’ajustement structurel qui se sont révélés meurtriers pour le peuple haïtien. Ces programmes successifs ont réduit les droits de douane d’Haïti de 50 % à 3 %, en privant l’État d’une des rares ressources à sa disposition. Au début des années 1980, le pays était autosuffisant en riz. Aujourd’hui, il importe 75 % de ses besoins. Le riz subventionné en provenance de l’étranger a inondé le pays, ruinant des dizaines de milliers de familles paysannes, les chassant de leurs terres vers les bidonvilles. En un peu plus de deux générations, Port-au-Prince, par exemple, est passé de 50 000 à plus de 2 millions d’habitants. Mais en 2007, brusquement, les prix ont flambé : 65 % d’augmentation pour le riz, 83 % pour la farine. Ce sont les spéculateurs des Bourses de matières premières agricoles qui fixent les prix. Les Haïtiens paient ou meurent. De plus, la privatisation de pratiquement tous les secteurs publics et la presque totale libéralisation des mouvements de capitaux, de marchandises et de services ont aussi ouvert grand la porte aux sociétés transnationales privées américaines.
Haïti était ainsi déjà en état de catastrophe «non naturelle» ?
J. Z. Il faut avoir l’histoire en tête. Jusqu’en 1883, la France s’est fait rembourser une dette énorme négociée contre le «préjudice» causé par… la libération des esclaves (lire page 10). L’extorsion pratiquée explique — en grande partie — l’abyssale misère actuelle du peuple haïtien. À la conférence mondiale de l’ONU contre le racisme à Durban, en 2001, le président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, demanda à la France le remboursement de cette somme. La délégation française refusa toute entrée en matière. En 2004, Aristide fut renversé par un coup d’État… Je signale aussi que les banques suisses détiennent toujours une part du butin que Jean-Claude Duvalier, résidant en France, a volé au Trésor haïtien.
Après une première rencontre à Montréal, les pays donateurs se retrouveront à l’ONU en mars. Comment faire pour réellement améliorer le sort du peuple haïtien ?
J. Z. Concrètement, il faudrait abolir l’accord de partenariat économique (APE) imposé en 2008 par l’Union européenne à Haïti, qui instaure la libéralisation totale des mouvements de capitaux, de marchandises, de services et des brevets en privant Haïti de ses recettes douanières. Il faudrait aussi annuler la dette extérieure d’Haïti. La majorité des 9 millions d’Haïtiens survivent de l’agriculture sur une terre de 28 000 km², aride, frappée de surexploitation, de déforestation et d’érosion. C’est dans ce secteur que les investissements prioritaires devraient être faits. Le pays a aussi besoin d’une législation du travail et d’un salaire minimum applicable, notamment, dans les zones de production extraterritoriales, où des travailleuses et des travailleurs, sans aucune protection sociale et pour un salaire de misère, cousent des blue-jeans pour les trusts étrangers. Haïti devrait aussi rejoindre l’Alba (Alliance bolivarienne pour les Amériques) au sein de laquelle des pays comme le Venezuela, Cuba et le Nicaragua établissent entre eux des rapports commerciaux équitables. Reste que sans une formidable mobilisation de l’opinion publique et de la société civile internationale, ce seront encore les intérêts immédiats du capital financier globalisé qui détermineront la stratégie de reconstruction d’Haïti.
Entretien réalisé par Ramine Abadie
13.02.10
Source : L’Humanité
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