mardi 24 août 2010
Les traîtres
Les clercs ont trahi leurs idéaux. Les politiques trahissent maintenant les lois de la nation. Pourquoi le peuple ne trahirait-il pas la république?
Julien Benda reprochait aux clercs, c'est-à-dire aux penseurs, aux savants et aux artistes, d'avoir trahi leurs propres valeurs en mettant la raison au service de la déraison des peuples. Ils ont permis, selon le mot de Cocteau, à la bêtise de penser. Le nationalisme n'est rien d'autre que cette superbe de l'imbécile qui sait qu'il a peur et raison d'avoir peur, et s'enorgueillit d'être cerné de clercs et de politiques qui ont peur avec lui. Quel frisson que de pouvoir frayer parmi les grands en s'avouant médiocre.
Dernièrement, il n'est pas un clerc qui n'ait stupéfié par la médiocrité de sa pensée, parce qu'elle n'était pas une pensée, mais l'expression de sa compromission du moment avec le réel. Les clercs de Benda, en trahissant leur fonction au nom de l'histoire et des sciences, ont finalement trahi leur patrie. Ceux d'aujourd'hui trahissent le peuple au nom du réalisme et de l'économie.
Ils ont préparé un peuple qui méprise, un peuple qui soupçonne, un peuple qui hait. A force de meurtrir l'idéal au nom d'un pragmatisme plus irréel encore, ils ont fourni aux politiques du jour le cadre intellectuel propice à leur trahison: celle des lois qui font l'organisation politique d'un pays, et qui sont encore un idéal, le seul auquel les élus soient tenus.
Il ne semble pas que l'on mesure bien quelle rupture induit cette trahison de l'esprit des lois. Punir une communauté – un peuple – pour les agissements de certains de ses membres, ou même d'autres que leur nomadisme apparente aux premiers? Condamner un père ou une mère pour les fautes de ses enfants, faire purger la peine de l'un à un autre, et priver la fratrie de l'un de ses parents? Associer les étrangers à des délinquants, et la délinquance au fait de la présence des étrangers? Considérer que les citoyens français ne jouissent pas devant un tribunal des mêmes droits suivant le lieu de leur naissance? Déchoir un citoyen de ses droits et de son identité par défaut d'ancienneté? Présumer coupable un suspect
Quel gouvernement peut tenir de tels propos, fût-ce pour allumer un contre-feu? (L'argument de la stratégie de diversion est d'ailleurs irrecevable, la xénophobie a toujours été l'objet d'une manœuvre dilatoire, cela ne l'a pas rendue moins dommageable pour autant.)
Le problème n'est pas que ces dispositions soient inconstitutionnelles, ou qu'elles excèdent le droit international, et qu'en conséquence elles soient juridiquement inapplicables. Le problème est que cela ait été dit, au nom de la nation et par ses élus.
S'il se trouve encore une seule personne pour considérer que la parole politique est versatile et par là inconséquente, qu'il explique la vanité des mots aux Roms que l'on expulse. Dire d'une communauté qu'elle pose un problème à la sécurité de l'Etat, aux valeurs d'une nation; dire que l'insécurité est liée aux étrangers et aux Français d'origine étrangère; parler de Français d'origine étrangère; tout ceci n'est pas sans conséquence.
Lorsque l'homme qui prend la parole est un clerc, et qu'il jouit d'une tribune, ou bien qu'il est un élu, commandant à l'administration et à la police d'un pays, sa parole est armée. L'inconséquence est à la parole ce que l'impunité est au crime: une incitation.
On disqualifie toute protestation en arguant de son utopisme. Tout appel aux principes de la justice est considéré comme nul car hors de la réalité. Mais qu'est-ce que cette réalité? Parce que les hommes sont racistes, alors il faut courber l'échine; parce qu'ils sont violents, il faut leur faire la guerre? Créer des apatrides, mettre des familles à la rue, est-ce réaliste? Est-ce une politique réaliste que de scinder un pays, de le replier sur lui-même et d'y fomenter l'hostilité? Les effets d'un idéal tel que la justice sociale sont-ils moins réalistes?
Et pourtant l'on se tait. L'opposition craint d'être naïve ou de l'avoir été. Car elle aussi désormais veut son trousseau de pragmatique et admet de recevoir sa naïveté en pleine face comme une insulte pour laquelle elle baisse les yeux.
Pas de problème d'immigration, mais de racisme en France
Ce que cet accablant silence a d'infâme, c'est de laisser penser que tout a été fait. On répète à l'envi que les banlieues ont été délaissées depuis leur construction par les pouvoirs publics et l'on ose dire qu'on a tout essayé. On met à mal les services publics, on fragilise les structures de la santé, on réduit l'éducation à n'être qu'une garderie, et l'on déclare avec l'air compassé qui sied au deuil que le système d'intégration ne fonctionne plus. Les étrangers sont la cause de ce dysfonctionnement. Les étrangers sont un problème pour la France.
Au début des années 1950, le philosophe Theodor Adorno rappelait qu'à partir du moment où l'Allemagne avait accepté l'idée d'un problème juif, l'idée que la présence des juifs en Allemagne méritait une réflexion publique, des réponses politiques et des aménagements législatifs, c'en était fait de son pays, il pouvait sombrer dans le pire antisémitisme et la xénophobie. Il n'y avait pas de problème juif, il y avait un problème nazi, qui procédait d'un problème antisémite. Parler de "problème juif" n'avait pas de sens, la problématique était absurde en ses termes mêmes. Personne, aujourd'hui, n'admettrait qu'il en fut autrement.
Il n'y a pas en France de problème d'immigration. Il n'y a pas de problème posé par les étrangers sur le sol français. Il y a un problème de xénophobie et de racisme. En d'autres termes, tant que les clercs, les responsables politiques et le peuple continueront de considérer qu'il y a des Français et des pseudo Français, il n'y a aucune sorte de raison pour que les seconds ne s'estiment mis au banc de la nation, avec toutes les conséquences que le bannissement implique.
Car enfin quel est le rôle des clercs? Démontrer que l'étrangeté contredit les valeurs de la pensée ou démontrer que le racisme met ces valeurs en péril? Quel est le rôle des politiques et de la force publique? Celui de dissuader les étrangers ou de dissuader les racistes? Quelle est la responsabilité du peuple? Celle de se répandre en propos injurieux, en plaisanteries douteuses et en discrimination quotidienne, ou bien d'admettre qu'il a un semblant de responsabilité en tant que personne, en tant que citoyen, en tant qu'être de raison et que sa raison et la loi l'obligent à tenir sa peur en laisse, à réserver son intolérance à ses recoins d'ombre et sa violence pour les joies du sport?
Si une partie de ce peuple juge que son histoire religieuse, militaire, coloniale et néocoloniale, qu'en somme son histoire politique et ses morts l'autorisent à se laisser aller, qu'il sache qu'une autre partie n'ignore rien de la honte d'être un homme, de la honte d'être un Français, et qu'elle en tire la fierté qui a menée plus d'un clerc autrefois, ou même un politique, à se battre contre le peuple; pour une idée de la justice. Cet utopisme-là a sauvé plus d'hommes, et permet à plus d'hommes de survivre, que n'importe lequel des réalismes.
Si une partie des Français pense réellement qu'elle peut se passer des étrangers, c'est que cette partie-là méconnaît ce qu'elle est; elle méconnaît son identité. Si elle pense qu'ils sont pour elle une menace, et qu'alors ils sont fondés à approuver qu'un gouvernement entame leurs droits, elle se mutile. Dans les deux cas, elle oublie comme une nation est fragile et la paix civile avec elle.
Il serait bon que les penseurs et les politiques se rappellent à leurs devoirs, au premier rang desquels celui de ne pas considérer la place publique comme l'alèse des passions, d'autant plus lorsqu'elles sont celles de la peur.
Il n'y a rien de plus dangereux que cette "décomplexion" qui consiste à en finir avec l'"hypocrisie". Une nation, les principes qui la fondent et les lois qui la structurent sont hypocrites puisqu'ils regardent l'inégalité des hommes et en déduisent l'égalité des citoyens. Toute la politique repose sur des conventions, sur un accord, en aucun cas sur les lois de la nature, et c'est pourquoi le socle en est si précaire. Mais c'est à cette précarité que le peuple doit ses droits, qui sont encore une illusion, et c'est à elle que les politiques doivent leur charge. Ceux-ci ayant le devoir de maintenir les lois et leur esprit, ceux-là de se tenir.
Le renoncement d'un peuple à sa tenue, l'acceptation de se voir insulter en son intelligence et d'être traité en mineur, cette trahison de sa dignité propre n'advient que lorsque les élites ont elles-mêmes renoncé à raisonner. Cependant, et c'est la force et la dangerosité de la liberté démocratique, l'abdication des clercs et des politiques est sans effet si le peuple refuse de s'y soumettre; elle est décuplée s'il lui offre sa violence.
Paul Brannac
Critique D’art
17.08.10
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